Avec ou sans les AOC?

Nous autres journalistes ne sommes que des passeurs; notre matière première, ce sont les faits, ce que les autres créent. Parfois, j’ai une crainte: que nous ne fassions pas preuve d’assez de recul, que nous entrions dans un système. Déjà que nous n’avons pas la science infuse, alors, si en plus, nous devons toujours passer par le crible des institutions du vin, que restera-t-il de notre esprit critique?

Contexte

Faut-il toujours juger des vins dans leur contexte d’appellation? Ou peut-on établir des classements personnels, en fonction des domaines? Comparer des vins en fonction du cépage ou de la vinification, sans forcément mettre l’accent sur l’origine précise?

Nous avons eu récemment ce débat lors d’une session de dégustation.

« Ca serait privilégier les marques au détriment du terroir », dit l’un. Argument recevable. Enfin, si l’on pense qu’AOC = terroir, et c’est bien souvent faux.

« La RVF le fait, est-ce ce qu’on veut lui ressembler? », martèle le même, décidément doué d’une conscience morale hors du commun.

Et alors? Decanter fait des classements, la RVF fait des classements. Terre de Vins fait des classements. Le Wine Spectator aussi (OK, un classement international, toutes origines et tous cépages confondus, c’est peut-être un peu too much). Ces magazines se ressemblent-ils tous entre eux? Je ne le crois pas. Et puis, qu’on fasse de vrais classements ou juste des sélections, le principe reste à peu près le même: on hiérarchise. On émet des jugements de valeur.

Alors, le faire par appellation, plutôt que par style, par profil de vigneron ou par type d’assemblage, voila qui ne garantit pas un meilleur travail. C’est juste plus facile. Pour des raisons logistiques, des raisons pratiques, des raisons économiques, pour plein de raisons, mais qui n’ont pas grand chose à voir avec une critique visant à l’objectivité.

Imagine-t-on une presse automobile qui ne comparerait jamais que les Peugeot entre elles, les Mercedes entre elles, les Skoda entre elles? Qu’elles le veulent ou non, les AOC sont des marques, des marques partagées, et donc un peu particulières, mais des marques tout de même.

L’ornithorynque du Libournais

Si le postulat « une AOC = un type de sol et un type d’assemblage » était valide, alors Château Figeac ne serait déjà depuis longtemps un Saint-Emilion Grand Cru, mais un Médoc ou un Graves (ou même, soyons fous, Premier Grand Cru classé A des Graves de Saint Emilion AOC. Le seul.). Faut-il réécrire tous les décrets d’AOC pour régler ce genre de problèmes, ou nous faut-il simplement, à nous, préconisateurs, changer de disque dur? De façon de penser?

Quoi qu’on fasse, ça n’empêchera pas le consommateur de dormir, et surtout pas le buveur d’étiquette. Le besoin de classer, d’étiqueter, est propre à l’homme, mais aucun classement ne tient jamais la route; car il simplifie toujours un peu la réalité. Comme l’ornithorynque a des poils et un bec de canard, Figeac a son identité, ça me suffit.

Pour moi, il n’y a pas de règle. Ce ce site, nous avons publié un dossier sur les cabernets francs de Loire. Rouges, rosés, de l’Orléanais, de Touraine, de Saumur, d’Anjou, de schistes, de calcaires, de graviers… Et alors! C’est une façon tout aussi valable de présenter une sélection, que de de passer par le crible des AOC. D’ailleurs, de cet exercice ligérien, il ressort quelques constantes qui dépassent les frontières des appellations.

Les deux approches ont leur intérêt, et le mieux que l’on puisse faire, à mon sens, c’est de les utiliser aussi bien l’une que l’autre.

Le but d’un magazine, le but d’un journaliste du vin, c’est d’expliquer et d’assister le consommateur dans son choix. Le consommateur ne raisonne pas toujours AOC; et ne raisonne pas non plus toujours cépage. En fait, c’est un animal rétif, lunatique, on ne sait jamais bien comment le prendre.

Une étude récente, effectuée par une université américaine, révèle que les « consommateurs de base » ne dégustent absolument pas comme les professionnels, que les mêmes vins ne leur font pas les mêmes effets.

On peut donc penser que les vins que nous sélectionnons ne sont pas toujours ceux que le consommateur achèterait d’instinct. Si, en plus, dans notre sélection d’experts, nous accordons à l’appellation un poids trop important, il est à craindre que nous nous éloignions encore plus de ce que cherche le consommateur.

Combien de fois avons nous entendu, lors de dégustations à thème, des choses du genre: « Il est bon, celui-là! »; « D’accord, mais il n’est pas du tout typé dans son appellation ».

Est-ce à dire que chaque année, dans chaque morceau d’appellation, pour tous les vignerons, il y a un type acceptable et d’autres pas? J’ai plus que des doutes.

Deux exemples récents:

  • Touraine Oisly: sous cette nouvelle appellation de sauvignon plutôt « sèche », on trouve quand même des vins à plus de 5g de sucre, qui ne sont ni meilleurs ni moins bons, juste « autres »;
  • Bourgueil et Saint-Nicolas-de-Bourgueil: pour avoir dégusté les uns et les autres à une journée d’intervalle, je renonce à jamais à vouloir différencier à l’aveugle les deux appellations. Il y a des différences, certes, mais presque autant de différences au sein de chaque appellation.

AOC: l’Alpha et l’Omega de la Classification?

Alors de deux choses l’une, ou tu veux faire plaisir à chaque AOC et tu lui dis à quel point elle est unique, ou bien tu fais ton boulot, honnêtement, et tu avoues humblement que tu ne peux pas  toujours faire la différence. Et comme la plupart de tes lecteurs la feront encore moins facilement que toi, alors, tu parles des cabernets francs du Bourgueillois.

Par ailleurs, sur les marchés « ouverts », non protectionnistes, certains consommateurs, même pointus, sont heureux de pouvoir comparer Sancerre et Marlsborough, Priorat et Gigondas, Vouvray et Stellenbosch, Latour et Mas La Plana.

Dans certains pays, les magasins qui vendent du vin classent même les vins par cépage plutôt que par origine, parce que c’est une clé évidente pour le consommateur – la formule n’a pas que des avantages, il y a bien souvent des déceptions à ce jeu là, mais pas forcément plus, en définitive, qu’avec le classement par AOC, vu la diversité qui règne en leur sein.

Enfin, c’est juste mon avis et je serais intéressé d’avoir le vôtre.

Hervé Lalau

10 réflexions sur “Avec ou sans les AOC?

  1. Pour quelqu’un qui tient en horreur le concept même de « typicité », tel qu’il est manié actuellement par l’INAO, je me trouve obligé de chercher une autre manière de regrouper les vins pour des comparaisons que le purement administratif ou le totalement territorial (rayez la mention inutile).
    Le prix est le principal critère d’achat des vins. Pourquoi ne pas croiser le binôme région de production/type de vin avec celui de la zone de prix. On aurait donc « les cabernets du Loire entre 5 et 10 euros » ou bien « les assemblages grenache à moins de 5 euros », ou encore « les blanc doux entre 10 et 15 euros ». Et cela en fonction des vins disponibles dans un marché donné. Dans certains cas cela coïnciderait plus ou moins avec une appellation ou groupe d’appellations, dans d’autres, ce serait plus large. Il faudrait l’adapter en fonction de ce que peut trouver le consommateur, en injectant évidemment d’autres vins qui pourraient l’intéresser si les distributeurs s’y intéressaient.

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    1. Devos Gérard

      Que dire si ce n’est bravo de la réflexion. Pour ma part, une bulle est une bulle, un vin muté est un vin muté. Pourtant la différence est souvent monumentale en deux pays plus qu’entre deux vins d’un même endroit. Ce qui est bon ou plutôt qui plait par harmonie organoleptique est une approche alors que l’analyse de la droiture d’un vin et l’équilibre d’un vin en est une autre. Entre journalistes déjà les méthodes sont différentes. Qu’attend le public lecteur ? Voilà la question qui donne la ligne directrice du travail de classement. Peu importe si ce sont des pommes et des poires. Le lecteur recherche un guide qui lui ressemble et si beaucoup de personne adhèrent au classement on dira que c’est bien fait. Si par contre les personnes ne s’y retrouvent pas alors,….
      Il faut se donner une ligne directrice, s’y conformer et analyser le retour. Quand à ivv, les nouveautés sont dégustées on sort les bouteilles qui plaisent à l’ensemble des dégustateurs, peu importe l’origine.
      Est-ce que cela pose problème ? Cependant je ne peux me risquer à un classement. Le reste c’est le reflet de la société qui veut hiérarchiser et mettre en avant des stars. Le classement selon les groupes prix – région ou prix – cépage n’est qu’une solution parmi d’autre. L’avantage du prix est qu’il permet à l’acheteur de savoir ce qui doit être en principe choisi en fonction de son porte monnaie. À l’inverse, il ne saura pas qu’il fera une excellente affaire par rapport à un vin bien classé de la gamme de prix supérieure. Qu’elle que soit la méthode, il faut que cela reflète la ligne de conduite et l’attente de la majorité des lecteurs.
      Bien amicalement, Gérard.

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    2. Luc Charlier

      Les grandes entreprises ont pris l’habitude d’étaler au grand jour leur « mission ». Il s’agit toujours d’aider le genre humain en créant le meilleur produit possible sans abîmer la planète et en respectant leurs salariés, leurs actionnaires et – aux E-U d’A. en tout cas – en remerciant Dieu de pouvoir exister … ou au moins la dernière épouse en date du « executive president », autre autorité suprême, et le gouverneur de l’état où on a son siège social.
      Un des métiers des vignerons, c’est de faire du vin. Nombreux sont ceux qui y arrivent fort bien. Un autre métier est de le vendre, pour en vivre. Là, nous (moi certainement) sommes déjà moins performants.
      La vraie question pour vous, les journalistes spécialisés, demeure : quel est votre métier ?
      A mon avis, il est d’informer, et quelques-uns le font très bien.
      D’autres pensent – ou bien leur lectorat attend d’eux – qu’ils doivent aussi être des PRESCRIPTEURS, c à d non seulement donner des conseils, mais faire vendre. En gros, ils devraient aussi être des vendeurs. Libre à chacun de le penser, mais je ne partage pas cet avis.
      Malheureusement, rechercher de l’information originale – pas le « cut & paste » habituel – prend du temps et nécessite du talent et une formation; c’est un vrai métier, avec ses règles, ses contraintes ….
      Pour exercer un métier, il faut un employeur – ou au moins une clientèle si on est « free-lance ». Sinon, c’est un hobby. J’ai été chroniqueur oenologique pendant 20 ans (de 1984, début au magazine Semper à 2004, fin à IVV), jamais « journaliste ». Il m’est arrivé de toucher trois sous (défraiements, traductions, corrections ….), jamais une subtsantielle rétribution. Enfant gâté, ou au contraire honnête homme suivant vos dispositions à mon égard, je tirais ma subsistance d’autres activités.
      Donc, si nous voulons que les journalistes nous informent, il faut leur assurer un revenu. Dans combien de pays est-ce le cas ? Il n’est pas normal que les domaines « invitent » x ou y tous frais payés à venir faire un reportage (ni un restau pour la gastro, ni une firme automobile pour les essais, ni un hôtel pour le tourisme et encore moi une firme pharma pour des profs de médecine, eux aussi prescripteurs). Attention, je ne parle pas d’un gueuleton éventuel, ou d’un repas sympa au domaine, ou d’une ou deux nuitées dans la chambre d’hôtes. Je ne parle pas non plus d’un ou deux flacons donnés en échantillon ou même en petit cadeau : pas de John Knox ni de Grand Inquisiteur chez moi.
      Non, mais il faudrait que ce soit le Journal qui paie les frais, et assure un revenu décent à son salarié. A la limite, une interprofession peut s’y substituer.
      Je dis : « il faudrait ». Ce n’est JAMAIS le cas, et donc le métier de journaliste spécialisé disparaît, et avec lui les magazines. Je le regrette du fond du coeur, mais je crains que ce ne soit inéluctable.
      Pour apprendre à jouer au golf, on paie un professeur. Enfin, je le suppose, je ne chatouille pas la baballe moi-même. Pourquoi ne pas accepter de payer un abonnement (ou le prix décent d’un numéro) à une revue qui vous apprend ce qu’est l’appellation « Côtes de la Centrale Nucléaire » ou ce qui se passe entre Layon, Loire, Loiret, Loir, Aubance, ou comment on greffe en vert et pourquoi, ou encore la différence énorme qui existe entre un Moulis et un Listrac (fortiche, celui-là !), et pourquoi le bull peut légalement passer dans les Bouches-du-Rhône mais pas en Côte d’Or ?
      Matière à réfléchir ?
      PS : Putain, il tombe des cordes de pluie glaciale sur le Col de la Dona et le vent souffle à 90 km/h ==> suis obligé d’écrire au lieu de tailler !

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      1. Luc Charlier

        Il fallait lire « encore moins » en lieu et place de « encore moi ». Cet hébergeur ne permet pas une relecture aisée avant mise en ligne. Je crains qu’il ne s’agisse d’une vraie « Fehlleistung » remontant à mon passé pharmaceutique ! Je précise que, malgré l’analogie phonétique, le terme de « Fehlleistung » signifie en gros un lapsus calami, et nullement une gâterie buccale. Eh, oui, toujours la grande classe, Léon !

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  2. Bonjour Hervé
    « le postulat « une AOC = un type de sol et un type d’assemblage  » . Mais d’où sort ce postulat ? Pas des fondateurs des aoc, en tous cas. Que cela soit une dérive depuis, pour certains qui font de l’aoc une rente, et qui réduisent le terroir à un tas de cailloux, oui. Et je fais partie de ceux qui, tout en défendant le concept d’aoc, se battent depuis plus de 10 ans contre ce qu’était devenu la « dégustation d’agrément » : une aoc, un goût « typique ». L’aoc n’est réductible à rien de cela. Comme le rappelle Pitte, comme le disait Dion, il y a autant d’histoire que de géographie dans une aoc. L’aoc n’est pas un outil de « classement journalistique ». Cela devrait être aussi une gestion par un collectif, d’une histoire, d’une culture, d’un avenir. Ce qui ne doit pas empêcher quiconque de prendre autant de critères de classements qu’il veut, entre amis, pour la presse, …c’est autre chose…Quant- au classement par cépages dans les linéaires, il me semble que c’est justement sa limite qui a amené certains vignerons californiens à revendiquer le concept de terroir et d’appellation…
    Débat qui est loin d’être terminé, et bien d’actualité…Patrick

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  3. Louis Barruol

    Bonjour Hervé. Je trouve que le cépage n’est pas un critère beaucoup plus pertinent que l’origine, et inversement !! Pourquoi ne pas faire des dégustations de vins issus de climats froids ? Ce serait encore pareil.. Des comparaisons bien faites entre des vins d’origines différentes, ça peut vraiment être intéressant. Vous savez quoi ? C’est votre problème de décider ce qu’il est opportun de faire.. Et au lectorat de décider ce qui l’intéresse. Vive la liberté. Au moins, elle permet de voir un peu ce que chacun est capable de faire… Je trouve qu’il n’y a jamais eu autant de liberté qu’aujourd’hui et je m’en félicite. Comme vigneron, je reste attaché aux vins traditionnels fortement reliés à leur origine. Un euphémisme de plus ou de moins dans notre monde… Salut !

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  4. Hervé LALAU

    A Louis: Je suis tout à fait d’accord avec vous. Primo,, c’est à nous de prendre nos responsabilités (mais les rédac chefs ne le souhaitent pas toujours), et secundo le cépage n’est certainement pas la seule grille d’analyse possible, ni la meilleure; je l’ai juste cité en exemple parce que nous l’avions choisi pour les cabernets Francs… tout en limitant l’exercice à la Loire.

    A Patrick Baudouin. La définition de l’AOC d’aujourd’hui n’est sans doute plus celle que ses initiateurs ont voulu en 1930. Aujourd’hui, les textes européens qui encadrent l’AOP et l4AOC réclament « un lien au terroir ». Alors si c’est que promettent les AOC, à tort ou à raison, le consommateur a le droit de l’avoir.
    Par voie de conséquence, la notion d’AOC régionale (contenant forcément divers terroirs, au pluriel) est devenue un abus de langage.
    Maintenant, comprenez-moi bien, mon plaidoyer c’est surtout pour la liberté de juger comme bon nous semble entre les vins; entre Pomerol et Saint Emilion, entre Volnay et Pommard, etc… et même entre pinot noir de Bourgogne et de Nouvelle Zélande, indépendamment des aires d’AOC.

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    1. Si on était logique, si les professionnels de la profession ne faisaient pas barrage à la réforme de la segmentation européenne, et française telle que la souhaitait René Renou, une aoc régionale, c’est une Indication géographique de provenance . Pas une Appellation d’Origine Protégée. Que le cabernet d’Anjou soit une aoc, c’est une aberration, une tromperie du consommateur, et si on s’en tient à la lettre, une fraude.
      Mais cette situation juridique, professionnelle, n’enlève rien à la réalité du lien entre un vin et son terroir. Même si cette réalité ne rentre pas dans une normalisation organoleptique…Et cela n’empêche personne de prendre du plaisir à goûter dix mille vins différents, à les comparer, à en parler et écrire dessus…

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  5. Hervé Lalau

    Tiens, c’est Google qui nous l’indique, ou ce qui en tient lieu sur WordPress, cette chronique a attiré hier sur ce site… deux Pakistanais. Voila bien un pays où je ne m’attendais pas à trouver des adaptes des vins, qu’ils soient d’AOC ou pas. Qu’ils se fassent connaître et nous leur organiserons une visite de l’INAO.

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