Henri de Saint-Victor, le bâtisseur de Pibarnon.

J’aurais pu me fendre la lecture du dernier opus de Jacques Dupont comme l’a si bien fait notre chum Jacques Berthomeau sur son blog et vous en faire part de mon côté, parcourir pour vous le mook de Gault & Millau qui vient tout juste de paraître, vous conter par le menu détail mes dernières et édifiantes dégustations en Languedoc (promis, ça viendra…), vous parler encore de ces hurluberlus d’anti mariage pour tous, de ces pompes et circonstances (pardon de «plurieliser» ainsi le titre) entourant le décès de Miss Maggie, du mauvais temps londonien qui déferle sur l’Hexagone (8° Dimanche dernier, à Perpignan, d’ordinaire une des villes les plus chaudes de France), évoquer mille et unes choses plus ou moins gaies. Mais je viens de perdre un ami, un de plus, et – je mesure mes mots – un très grand (dans les deux sens du terme, taille et talent) vigneron, un double animal, à la fois lion et éléphant comme me le rappelle si gentiment son fils, Éric, dans le petit mot qu’il m’a adressé il y a deux ou trois jours. Certes, je suis choqué, mais heureux aussi d’évoquer un Vigneron dont la vie aura été si bien remplie. Car, passé la cinquantaine, lorsqu’il a racheté Pibarnon pour une deuxième vie moins confortable que la première, Henri s’est présenté à mes yeux non pas comme le fondateur d’un domaine – il existait déjà -, mais comme un comte magicien et érudit capable à force de volonté et d’organisation de transformer un simple mas paysan, de le magnifier en un château digne de ce titre, d’en faire la plus audacieuse, la plus ambitieuse et la plus réussie des propriétés provençales de la fin du dernier millénaire. Franchement, avant de se lancer, Brad et Angelina auraient dû visiter le Château de Pibarnon, ne serait-ce que pour comprendre ce que c’est que de « bâtir » un vin.

E7224

Surtout ne pas sombrer dans la vacuité d’un orbituary comme il peut en pleuvoir dans le Times de Londres, ne pas rédiger une nécrologie comme on dit si joliment dans le Monde ou le Figaro. Je crois vous avoir avoué par le passé que ce genre de chose ne rentre pas dans mes attributions, encore moins dans mes capacités. C’est un domaine dans lequel je suis encore plus novice et maladroit que d’habitude. Tant pis, je me lance ! À quoi bon se taire quand un personnage de haute valeur quitte ce bas-monde ? Ce géant de capitaine, ce baroudeur à la voix profonde mais si douce et si posée, Henri de Saint-Victor pour le nommer enfin, aristocrate comme on n’en fait plus, toujours attentif aux autres, toujours curieux, devenait encore plus volubile lorsqu’on abordait avec lui tout ce qui pouvait toucher le vin : de la plante à sa culture, du mourvèdre au carignan, des marnes bleues qui, ô miracle, tapissent les couches terreuses de son domaine, des travaux d’Hercule entrepris à grands frais pour mettre à jour son cirque de restanques, dos au mistral, des vinifications les plus simples aux plus sophistiquées, de la manière de filtrer ou pas, de décanter ou pas, il avait un côté touche-à-tout et jusqu’au-boutiste qui forçait l’admiration de ses interlocuteurs. Du Bourguignon il prenait le sens terrien ; du Bordelais, le sens de l’entrepreneur ; du Provençal il tenait sa joie de vivre. Tantôt il donnait l’impression de mener son navire tel un radeau sur une mer déchaînée, sans cesse à la recherche d’un cap, d’idées nouvelles, de perfectionnements plus ou moins discrets à apporter côté futailles, d’assemblages remis en question pour ce qui apparaissait au départ comme une broutille, tantôt il devenait ce corsaire espiègle et dissipé que grondait probablement son épouse, Catherine, sans qui cette histoire de Pibarnon n’aurait jamais pu voir le jour. Sacré Henri, tu m’en as laissé des doutes et des certitudes sur le vin !

image_contact

Il faut que je vous dise que ce sont ces deux personnages aujourd’hui disparus qui m’ont fait goûter mes premiers grands vins, connaître mes premiers vrais émois bachiques. Je crois qu’il m’est possible de dire sans emphase que, dans les années 80, alors que j’avais déjà à mon actif plusieurs verticales dans les grands crus Bordelais et quelques épreuves de descentes (sans corde de rappel) en caves Bourguignonnes, Catherine et Henri de Saint-Victor m’ont fait boire les vins qui m’ont le plus éveillés, le plus touchés de toute ma carrière, si tant est évidemment que l’on puisse parler de carrière. C’est en tout cas grâce à eux que je me suis laissé emporter par la fougue et la noblesse des vins du Sud que tout le beau monde du vin raillait pour cause de rusticité. Les discussions que nous avions laissaient de côté la basse polémique pour se diriger immanquablement vers les vins de Grèce, d’Italie, de Hongrie, du Portugal, d’Espagne ou d’ailleurs. Mais elles touchaient aussi parfois la sommellerie, le journalisme, la religion, la voile, la littérature, la chasse… autant de preuves d’un éclectisme sans limites.

Une lettre "témoignage" d'Henri sur le Carignan. Photo©MichelSmith
Une lettre « témoignage » d’Henri sur le Carignan. Photo©MichelSmith

Trèves de blablas, Henri, mon cher éléphant du Tchad, je ne sais que te dire au moment où, aussi déterminé qu’un chef de troupeau ayant traversé la savane, tu franchis allègrement le Rubicon de la vie. J’aurais aimé te le dire de vive voix, sans user de clichés, tout en glissant quelques rabasses dans tes poches. Ne le dis à personne, mais grâce à toi, il m’en reste encore une ou deux au congélateur, soigneusement enveloppées. Et j’y pense avec gourmandise en me souvenant de tes conseils sans cesse répétés : « Tu les brosseras avec délicatesse à l’aide d’une vieille brosse à dents en les passant sous l’eau tiède du robinet… ». Grâce à toi aussi, il me reste quelques flacons d’un vin toujours droit dans ses bottes, à l’élégance irréprochable et aux tannins si soyeux qu’ils en deviennent caressants. Je revois ces repas joyeux où nous refaisions le monde dans la salle à manger des plus bourgeoises où trônait un tableau de je ne sais plus quelle épique bataille navale. Et cette table immense pleine de ces bouteilles dégustées le matin même. De nouveau, je sens l’odeur de la truffe envahir la pièce au moment où le tableau de chasse arrivait dans les bras de Catherine. Parfaits ces perdreaux avec un 1987 encore trop jeune, mais sauvageon, épicé et truffé qu’il faudra attendre près de 10 ans… « Un peu cher quand même ? », faisait remarquer mon complice Christian Flacelière. Et moi de rétorquer :  « À 53 Francs, il a déjà l’allure d’un grand de Saint-Julien ! » Tu te rends compte, je voulais que ton vin soit cher !

Je me souviens de ces blancs, des blancs d’essais, que tu nous faisais goûter tel un gamin exposant son premier train électrique : 1988 aux arômes de miel, abricot, raisin frais, gras et si long en bouche… Moitié clairette, moitié bourboulenc « avec d’anciens cépages personnels du Sud »… ajoutais-tu, énigmatique, en prévenant d’un clin d’oeil qu’il ne fallait pas le répéter. Je repense à ces rosés pour lesquels tu avais la délicate attention de les laisser « vieillir » un peu pour nous les servir « à point » sur des oursins ou sur des rougets : vins toujours fermes et vifs qu’il est, effectivement, préférable d’attendre 2 à 5 ans selon les cas…. Discret, tu notais tout sur un bout de papier glissé dans la poche de ta veste. Ainsi, tu savais ce qu’un de nos confrères, Alain Leygnier en l’occurrence, avait dégusté et aimé quelques jours avant notre passage. Pour toi, le vin apparaissait comme une cuisine spontanée, sans suivi particulier de recette (à priori), sans trop de technique (à priori aussi). Tout était simple à tes yeux et pourtant si mystérieux. « Saignée, pressurage, je module, en fonction du millésime… ». En réalité, tout était codifié dans ta tête. Pragmatique, tu savais où tu allais et tu ne te trompais pas. Il y avait un livre à écrire sur toi. Quand je pense que je me suis dégonflé…

L’art de la table, c’était vous deux, Catherine et Henri de Saint-Victor ! Des moments inoubliables, que dis-je, des fêtes à n’en plus finir. Un Pibarnon 1975, purée de cassis, riche mais tendre et tout en finesse, rescapé de l’époque où ce petit domaine, le plus haut de l’appellation, appartenant à un agriculteur Piémontais, collectionnait déjà les médailles d’or. Ce même vin qui t’a donné le coup de foudre fatal déclenchant l’acte d’achat. Et ce magnum de 1981, je crois, à moins que ce ne soit le 82. Boudiou, faudrait que je retrouve mes notes pour ne pas dire de conneries, mais il me semble bien t’entendre, Henri, nous dire que c’était cette bouteille-là qui t’avait persuadée d’aller plus loin dans ta démarche, de construire ici quelque chose de magistral, de durable, de mémorable.

Une attitude me surprend maintenant que tu entreprends une autre longue marche : tu laissais toujours le vin parler. Plus encore, c’est ce que tu attendais de lui lorsque tu soignais tes élevages : le bougre devait s’exprimer, arpenter fièrement les chemins cahoteux de la vie, décrire à lui seul le terroir qui l’avait vu naître, porter en lui je ne sais quel message d’éternité. Tu parlais de ton vin comme d’une personne très proche chargée d’une mission capitale à tes yeux, celle qui consiste à attendre patiemment dans la bouteille afin que, le moment venu, elle délivre son message de vie, de civilisation, de bonheur, d’émotion. Lorsque tu rencontrais un client, quelque soit le millésime, ton mot d’ordre était toujours : « Patience, attendez-le… ».

md_28225_02d037f49fcaffc989fecbd878a4ad78

Je ne vais pas aller plus loin. Cependant, il me vient une idée toute simple : choisir deux ou trois pigeons bien dodus, ceux du Lauraguais, par exemple, les farcir de truffes entières ou juste coupées en deux et les laisser fondre au four dans une cocotte en fonte avec un petit morceau de lard à peine rance, une feuille de laurier, une carotte et un navet (ou deux). Manger cela avec un ami (ou une) en ouvrant deux (ou trois) bouteilles de Pibarnon et en pensant très fort à ces bons moments passés ensemble. Tiens, je t’envoie cette marche triomphale pour t’accompagner un brin de route. Des trompettes et des voix pour le grand et noble vigneron que j’ai connu. Je sais, c’est un peu pompeux tout cela, mais je n’ai rien trouvé de mieux. Et pardon si au passage tu tombes sur de la pub : je n’ai pu – ni su – manipuler le tube électronique par lequel Verdi passe désormais le plus clair de son temps. Une chose est sûre mon vieux et brave pachiderme, cela n’arrivera jamais avec ton Pibarnon !

Michel

PS – Éric, je t’embrasse.

Tenez, je crois qu’il aurait aimé, alors j’ajoute ceci : un peu de Pavarotti

12 réflexions sur “Henri de Saint-Victor, le bâtisseur de Pibarnon.

  1. Hervé Lalau

    Beau billet, Michel. Je ne connaissais pas ce Monsieur, mais j’aurais dû.
    Un « couillon » qui t’embrasse. Quand même.

    J’aime

    1. patrick dulbecco

      J’ai connu cet homme merveilleux lorsqu’il est venu faire connaître son domaine lors d’une exposition des vins de la région à Antibes à la fin des années 70 , et en faisant connaissance nous nous sommes retrouvés comme ancien élèves du collège saint Grégoire de Tours mais avec une génération d’écart , bien entendu par la suite je suis allé plusieurs fois visiter son domaine pour y déguster un Bandol hors du commun

      J’aime

  2. Merci Michel pour cettre lettre partagée et lue depuis une terrasse de La Cadière.
    Ce 87 que tu mentionnes me parle également avec émotion puisque j ai fait cette année là les vendanges à Pibarnon ..ce qui m a fait tomber ds la cuve de Bacchus pr la vie !

    J’aime

  3. Merci pour cet hommage à ce Grand Monsieur. J’ai eu la chance de le voir assez souvent lors de mon passage à Pibarnon en 2006. J’entends encore ses « Tu sais mon vieux » à chacun de ses conseils… Quel bonheur! Cette année à Pibarnon m’a convaincu à jamais de faire du vin et de revenir en famille. Jamais je n’avais vu tel perfectionnisme, et tel goût pour les moindres détails. La pureté absolue. Je me suis régalé. Je ne saurai jamais assez remercier les Saint Victor de m’avoir montré le chemin. Bonne route Monsieur le comte, et soyez rassuré, la forteresse est bien tenue avec Eric.

    J’aime

  4. Julien, je crois que vos vins parlent d’eux-mêmes et que, inconsciemment, ils sont autant d’hommages envers ce grand personnage qui savait observer les choses de la vie. C’est vrai, combien de fois l’ai-je entendu commencer ses phrases par un nonchalant « Alors, comment ça va mon vieux » ? La force de cet homme résidait dans l’humain. Et c’est pourquoi il y a des flacons de Pib qui certes vous parlent de terroir et de climat, mais qui en plus vous chantent la gloire des hommes. Cela paraîtra un peu grandiloquent, mais c’est pourtant ça la force de l’esprit. Peu de vins ont ça : Trévallon, Clos des Papes, Auguste Clape, Olivier Jullien, Jean-Louis Chave, Souch à Jurançon… Des vins sur lesquels on peut soit se taire tellement ils sont émouvants ou alors en écrire des pages tellement ils sont prolixes. Continuez dans cette voie, Julien.

    J’aime

  5. georges Gautier

    Ce n’était pas un tableau mais une gravure : « La prise de la marine hollandaise par la cavalerie française… », un vrai gag en même temps qu’un haut fait d’armes !
    Merci pour votre magnifique article dans lequel je retrouve parfaitement mon très cher beau-père.

    J’aime

  6. Cher Michel,
    Je relis ces mots 10 ans plus tard, et viens de les partager avec ses petits enfants, qui étaient jeunes à l’époque.
    Je t’avais déjà remercié pour ces lignes inspirées, belles, ondulantes comme quelques vagues de notre littoral. Par petites touches, tu brosse un portrait pudique, émouvant et et tellement juste sur le personnage qu’il était.
    Impossible de retrouver sa correspondance, je ne sais pas ce qu’il en a fait. Ce serait pourtant une source inépuisable pour le bouquin que tu écrirais peut-être..?
    amitiés,
    Eric de St Victor

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.