C’est quoi, un grand vin de Bordeaux ? lllustration par un exemple

Je ne pense pas que tous les cas se ressemblent, mais certains peuvent bien illustrer des phénomènes, des tendances ou des modes, surtout quand il s’agit d’un produit qui est assujetti aussi directement à des contraintes de marché que le vin. Je veux parler aujourd’hui des vins les plus chers du bordelais, c’est à dire les crus classés (en 1855 ou à d’autres époques) et assimilés. Ces vins-là sont jalousés, vénérés, détestés, regardés de travers ou admirés, le tout selon le portefeuille, l’opinion politique, les préjugés ou les goûts de la personne qui tient l’opinion. Ce sont les leaders (avec quelques bourgognes, vins du Rhône ou du piedmont italien, de la Toscane ou de la Californie) du marché mondial si on considère les aspect prix de vente et demande du marché. La réussite de leur modèle économique, machine à bénéfices conséquentes, fait envie ou pas, selon les avis.  Il est intéressant de regarder ce modèle de plus près, même si on a cette ultime prétention, qui ressemble à une politique de l’autruche, qui consiste en un crachat plus ou moins généreux sur tout ce qui réussit. Comment ça marche un cru classé bordelais ?

CHATEAU_PICHON_LONGUEVILLE

J’ai eu récemment l’occasion de voir une bonne illustration de la méthode derrière cette réussite lors d’une dégustation que j’ai organisé pour un de mes clients. Nous avons dégusté 5 millésimes successifs de Pichon Longueville, cru classé de Pauillac, plus un de son second vin, appelé Les Tourelles. Les vins étaient présentés, avec une admirable clarté et une absence de toute langue de bois, par le directeur d’Axa Millésimes, Christian Seely. Voilà un cas devenu classique dans le bordelais : un cru classé, avec son bâtiment imposant, qui appartient à un investisseur institutionnel dont le métier n’a rien à voir avec le vin et qui est dirigé par quelqu’un qui n’est pas issu du sérail. Je passe sur la nationalité britannique de Seely, car plus personne ne considère réellement que Bordeaux reste une province anglaise ! Les atouts possibles d’une telle combinaison pour le vin produit, hormis les éléments liés aux hommes, pourtant essentiels mais variables ? De la rigueur dans la gestion, une notion de relativité aiguisée, un regard pragmatique sur les réalités des marchés, et du capital presque sans limites si le besoin se fait sentir. Du côté des contraintes, il ne faut pas fermer les yeux sur une obligation du résultat, car de telles entreprises ne sont pas des philanthropes. Et du côté des inconvénients ? Je vois la difficulté de lier de tels domaines à des individualités, voire à de l’humain, ce qui, dans le monde du vin, peut sembler négatif pour certains, mais pas pour tous.

chteau-pichon-longueville-baron-1999-2me-cru-class-75-cl1

Les millésimes dégustés étaient, dans l’ordre : 2007, 2008, 2009, 2010, 2011 (second vin), et 2011 (grand vin). Christian Seely a pris ses fonctions de Directeur d’Axa Millésimes en 2000, après avoir dirigé, avec beaucoup de réussite, une autre des leurs propriétés viticoles, Quinta do Noval, qui produit des portos magnifiques et, depuis peu, de bons vins secs. Sous sa direction, la quantité du « grand vin » produite à Pichon Longueville a été divisée par deux, car il s’est rendu compte, avec son équipe, que les meilleurs jus venaient presque systématiquement de certaines parcelles, les mieux exposées et/ou drainées, ainsi que des plus vielles vignes. En réduisant la quantité du grand vin à la production de ces parcelles, Pichon perdait beaucoup de volume, mais respectait le principe de « grand vin » à la bordelaise. N’est-ce pas une sacrifice énorme sur le plan financier ? Non, car en même temps, le prix de vente du grand vin a été multiplié par au moins trois, hors effet spéculatif sur certains millésimes (les 2009 et 2010 valent environ 180 euros dans le commerce aujourd’hui). Le second vin, les Tourelles, n’est pas du tout spéculatif et est positionné à entre un tiers et un quart du prix du premier vin. Evidemment une telle découverte, sur le rôle du site viticole et l’âge des vignes, ne constitue pas une révolution, mais son application et son effet sur le prix du vin illustre, en partie, la réussite économique de ce modèle bordelais.

Quant à la variabilité des millésimes et leur lien avec les prix de sortie en primeurs, Seely est totalement pragmatique et ne confond pas son ego avec les réalités du marché, ce qui ne semble pas être le cas de tous. Il considère normal et souhaitable que les prix fluctuent en fonction de la qualité et de la demande du marché. Le 2013, tant décrié, y compris par ceux qui ne l’ont pas dégusté, est sorti en prix de place autour de 40 euros la bouteille et a été totalement vendu en cinq jours. J’insiste sur le fait que je ne parle pas ici de mon point de vue d’amateur de vins, car je ne peux pas (et ne veux pas) payer plus de 50 euros pour une bouteille de vin. Et le grand vin de ce château, avec les marges des revendeurs, ne rentre évidemment pas dans mes critères de prix. Mais il faut aussi se rendre compte qu’il existe des centaines de milliers (ou bien plus, je n’en sais rien !) d’amateurs de vin dans le monde pour lesquels 100 euros n’est pas grande chose. Leur donner de la qualité ET un rapport qualité/prix qu’il jugent intéressant est l’enjeu pour ce type de producteur. Les très riches sont comme nous, sauf qu’il sont plus riches.

Autre particularité du système bordelais et particulièrement des crus classé et consorts : la distribution des ses vins par un réseau de négociants ayant des ramifications dans tous les marchés à travers le monde. Cela représente une économie très importante pour les producteurs, qui n’ont pas besoin, du moins directement, de payer une force de vente. Et l’avantage financier pour le producteur se trouve augmenté par la pratique de la vente en primeur (que je n’approuve pas, mais qui fonctionne bien), autorisant un financement des stocks par des clients.

Et les vins dans tout cela ?

Pichon Longueville 2007

Nez fin, un peu fumé, élégant et encore joliment fruité. Sa fraîcheur est un marqueur de ce millésime à peine mur, mais il n’y a aucune trace de verdeur dans ce vin. Bonne longueur pour ce vin classique qui permet de mesurer les progrès réalisés à Bordeaux depuis 30 ans. On peut très bien le boire maintenant mais il se gardera bien une bonne dizaine d’années.

Pichon Longuevelle 2008

Plus dense et plus austère par sa structure que le 2007, ce vin est aussi d’une grande finesse de texture et son fruité est très plaisant. La finale est encore un peu carré. Sera à son mieux dans 5 à 10 ans et a une capacité de garde qui est au moins le double du 2007.

Pichon Longueville 2009

Sa puissance et sa richesse sont clairement marqué par les températures très élevées de l’été dans cette année atypique. Tout est là, partant d’une grande maturités des tannins, mais je lui trouve trop de chaleur en finale pour un équilibre à mon goût, et que je recherche dans un vin du Médoc. La moitié de la salle d’une cinquantaine d’amateurs l’a préféré au 2010., et donc sa capacité de séduction n’est pas en cause.  Mais je me situe résolument dans l’autre moitié.

Pichon Longueville 2010

Un vin totalement admirable pour moi. J’aimerai avoir les moyens d’en mettre une caisse ou dix dans ma cave ! Le nez est d’une grande élégance, harmonieux et plus complet, plus complexe que celui du 2009. En bouche c’est aussi juteux que long, parfaitement équilibré autour son fruité somptueux qui est porté par une grande sensation de fraîcheur. Tout ce que j’aime dans les vins à base de cabernet.

Les Tourelles de Pichon 2011

Evidemment plus fluide et souple que ce qui précède. Les tannins sont encore un peu sec, et l’ensemble n’a pas la longueur du grand vin. Mais c’est assez fin et très bon. Et un tiers du prix de l’autre.

Pichon Longueville 2011

Une sensation de puissance maîtrisée. Finesse et force vont de pair dans ce vin très fin qui donne envie de le revoir dans une dizaine d’années. A mon avis au-dessus du 2008.

 

Conclusion

Il y aurait bien d’autres chose à dire sur ce qui constitue un grand vin. Je pense en particulier aux équipes qui les font, à leur expérience du lieu et de la matière végétale, aux techniques employés et à la rigueur de leur application. Mais aussi l’enthousiasme des responsables, si bien illustré par Christian Seely à cette occasion. Je pense aussi à la longévité de ces vins, et, particulièrement dans le cas des vins du Médoc, à leur relatifvediscrétion, cette sorte de retenu qui les fait passer, aux yeux d’amateurs de sensations fortes, pour des autistes du vin. Pour moi, au contraire, ils parlent bas, mais d’une voix assurée, confiante mais pas arrogante. Méfions-nous des idées reçues, toujours.

9 réflexions sur “C’est quoi, un grand vin de Bordeaux ? lllustration par un exemple

  1. mauss

    Le chapitre qui reste à écrire après cette introduction au « grand vin » est celui-ci :

    Dans quelle mesure le prestige de l’étiquette (d’origine culturelle, historique, marketing) est un facteur majeur à prendre en compte pour le commentaire de dégustation ? Ou plutôt, dans quelle mesure il s’impose inconsciemment ?

    Ne serait-il pas plus juste quelque part de commenter d’abord un vin sur le contenu seul puis ensuite de lui affecter un addendum lequel prendrait en compte le contenant et tout ce qui le constitue ?

    En même temps, il est vrai qu’aujourd’hui les propriétaires ou dirigeants ont bien compris à quel point il est nécessaire pour eux d’éviter le maximum de distorsion entre ces deux facteurs d’appréciation : le contenu et le contenant. Et là, la plupart du temps, ils disposent d’abord d’un terroir que d’autres n’ont pas, ensuite de moyens financiers conséquents, enfin d’une communication qu’ils savent parfaitement gérer. Ce n’est pas rien.

    Maintenant, ces châteaux auront toujours in fine le même langage : c’est l’offre et la demande qui font le prix, quand bien même il y a dans ce concept quelques impuretés traduisant l’irrationalité humaine pas toujours prise en compte par les économistes style Maurice Allais.

    J’aime

  2. Oui François, je suis d’accord avec tes remarques, sauf peut-être la dernière, bien que tu y autorise des exceptions. Car les propriétaires bordelais qui ne baissent pas leur prix en primeur pour des millésimes nettement moins bons, et après une longue montée des prix, me semblent joueur un autre jeu, celui du positionnement par le prix et qui doit beaucoup à leur ego, que celui du marché.

    J’aime

    1. mauss

      C’est plus que vrai, David mais à terme, quand ils ne peuvent plus « porter » des stocks trop coûteux, ils sont bien obligés de revenir aux réalités du marché. Donc à court ou même moyen terme, tu as 100% raison, mais à long terme, leur ego sera dominé par le marché.

      J’aime

  3. Intéressante analyse, David.
    Ce que j’aime dans la gestion que je qualifierai de « feutrée » et de pragmatique de Christian Seely (entre parenthèse il me semblait, la dernière fois que je l’avais rencontré, qu’il s’occupait toujours parallèlement de Noval), c’est que tout se passe justement dans la discrétion… sans tambours, ni trompettes. Il sait mettre en place une synergie avec des gens compétents, que ce soit dans le Bordelais (il n’y a pas que Pichon dans son escarcelle), mais aussi dans le Languedoc, près de Pézenas.
    Mais toi qui observe le « marché », tu te gardes bien de nous donner ton avis sur les prix du 2013.
    S’ils ne font que baisser de 5 à 10 % cela aura-t-il une réelle influence sur le marché futur des grands crus ? Ne faudrait-il pas qu’ils baissent plus ? Une baisse sérieuse marquerait-elle un début de crise ? Puisque le marché se régénère, que la demande augmente sans cesse d’après les observateurs, n’aurait-il pas été plus intelligent de maintenir les prix à leur niveau en faisant l’effort quasi révolutionnaire (comme le fait Seely) de réduire significativement (10% au moins…) la quantité de « grand » vin afin de profiter d’augmenter en même temps la qualité ? Ce message est à mon sens beaucoup plus important que la perte de temps engendrée par l’observation de la fluctuation des marchés.
    Une autre question : crois-tu vraiment que parce que un vin triple de prix en dix ans c’est parce que sa qualité n’a eut de cesse de progresser ?
    Encore une : si on se refuse à payer plus de 40 euros un flacon de vin, peut on juger de manière confiante un vin qui en vaut 3 à 10 fois plus ?

    J’aime

  4. Oui Michel la gestion de Seely, qui s’occupe toujours de Noval, mais de plus loin, est intelligente. Il a aussi dit qu’il donne des objectifs, mais aussi une grande liberté à ses équipes et qu’il ne fait pas appel aux mêmes consultants sur l’ensembles des domaines. Il écoute leur avis, car cela apporte un regard extérieur, mais sans les suivre à la lettre.

    Pour répondre à ta question, je ne pense pas qu’un baisse de 10% suffira, globalement, à relancer la demande des vins de Bordeaux vendus en primeur. Individuellement cela peut fonctionner en revanche, tant les cas individuels et leurs historiques divergent. Pichon Longueville à baissé d’au moins 10% trois années de suite. Il était sorti (prix aux négoce) autour de 90 euros pour le 2010, et à 44 euros pour le 2013. Moitié prix donc. Cela me semble assez cohérent et cela a fonctionné car tout est vendu, selon Seely.

    Un vin qui triple en prix est forcément assujetti à une demande qui dépasse l’offre pour ce millésime-là. La qualité n’est qu’une partie de l’explication. L’aura médiatique et la rumeur fait le reste.

    J’estime qu’on peut très bien juger tous les vins, quelqu’en soit leur prix. La capacité de son portefeuille d’entre pas en ligne de compte, mais son jugement sera fatalement affecté par la connaissance du prix. D’ou l’intérêt de dégustations à l’aveugle. Aussi, un jugement comporte toujours une bonne part de relativité : on juge un vin qui vaut 150 euros avec d’autres dans la même zone de prix, et non pas avec des vins à 5 euros, var on ne s’adresse pas aux même lecteurs. Encore que …..

    J’aime

  5. mauss

    … encore que, David, au GJE on a très souvent associer dans une même série des Petrus, Lafite et Haut-Condissas (qui n’est pas sorti dernier : euphémisme).
    Idem en Bourgogne où un simple « village » de Mortet a puni des grands crus.

    Mais soyons honnête jusqu’au bout : sur 7 millésimes dégustés de Bordeaux, avec des Reignac, Rollan de By et Petrus et autres grands noms, EN MOYENNE, le premier qui sort de 7 années dégustées est Ausone, suivi d’un trio avec Valandraud, Pavie… et nos fameux Reignac, Haut-Condissas et autres inconnus à l’époque. Comme quoi, à l’aveugle, on ne « punit » pas les chers, le prix et l’étiquette ne pouvant strictement pas intervenir dans l’évaluation du vin. Seule la qualité des jus est prise en compte.

    Comme quoi …

    Enfin, j’aimerai souligner, pour Pichon Baron, la part essentielle jouée par Monsieur Matignon, un des hommes les plus humbles et plus attentifs qui existent sur Bordeaux. En cas d’espèce : un grand Monsieur. Son nom méritait d’être mentionné.

    J’aime

  6. En effet, M. Matignon est un grand homme qui est à la base de la qualité de Pichon Baron, technicien de renom dont la compétence n’a d’égale que sa discrétion et sa modestie. Des hommes techniques et humbles comme je les aime.

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.