Vins mutés (ou pas) (3): L’autre trésor des Templiers

Le Moyen-Age n’est pas une époque aussi sombre qu’on le croit: j’en veux pour preuve qu’on y organisait déjà un concours mondial des vins !

Malheureusement, les témoignages sont presque aussi rares que les bouteilles qui nous sont parvenues; pour nous faire une idée, il nous faut nous contenter d’un poème, celui d’Henri d’Andeli: La Bataille des Vins.

Je sais bien que certains commentaires de vins, encore aujourd’hui, tiennent au moins autant de la poésie que de l’argumentation sérieuse, mais avec le brave Henri, c’est assumé: pour lui, la rime était plus importante que les descripteurs aromatiques.

Si je vous parle aujourd’hui de ce texte, c’est qu’on y trouve mention du vin qui fait l’objet de ma chronique d’aujourd’hui, dans le cadre de notre semaine « vins mutés ».  Ou « vinés ». Ou simplement passerillés, à l’occasion. J’ai nommé le Commandaria, alias vin de Chypre.

Plus fort encore, ce vin, opposé aux meilleurs crus de France, d’Espagne et de Moselle, ne se contente pas de faire de la figuration: c’est lui qui gagne le titre de meilleur vin de la dégustation.

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Deux amateurs de Commandaria, Philippe Auguste et Richard Coeur de Lion, se rencontrent sur la route de Chypre (photo d’archives)

Selon le poète, c’est à Philippe Auguste qu’il revient d’être l’arbitre des élégances vineuses (un peu comme si, de nos jours, notre ami Marc montait sur le trône de Belgique) ; et voici ce que d’Andeli nous dit :

«Li rois les bons vins corona

Et a chascun son non dona :

Vin de Cypre fist apostoile

Qui resplendist comme une estoile».

 

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Vous avez dit « Templiers »? Vu à Vienne (Isère), ville chargée d’histoire, la semaine dernière

(Photo (c) H. Lalau 2016)

Chypre ou Soissons?

Les historiens doutent que cette dégustation ait jamais eu lieu. Et moi, je doute qu’il y ait plus d’intérêt aujourd’hui à comparer un sauvignon sud-africain, un riesling alsacien et un albariño espagnol, qu’il y en avait à l’époque à comparer un Commandaria avec un vin de Soissons, de Saint Pourçain ou d’Argenteuil.

Ce qui est incontestable, par contre, c’est que Chypre, d’abord sous la coupe de princes francs, puis sous celle de Venise, a exporté de grandes quantités de ce vin; on en trouve mention en France et en Angleterre dès le 12ème siècle.

C’est sous la troisième croisade, semble-t-il, que le Commandaria acquiert ses lettres de noblesse; c’est alors que le roi anglais Richard Cœur de Lion, qui en avait fait servir lors de son mariage sur l’île, l’aurait affublé du surnom de «Roi des vins, vin des Rois». On peut supposer que le poème d’Henri d’Andeli, composé une vingtaine d’années après, n’a fait qu’entériner cette flatteuse réputation. Notons cependant que la même expression de Roi des Vins sera reprise plus tard pour le Tokay, ce qui ne prouve absolument rien, si ce n’est que les rois ont souvent eu le bec sucré.

Mais examinons donc de plus près ce phénomène chypriote.

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Le château de Kolossi (photo Choose your Cyprus)

Les vins de la Commanderie

Le Commandaria doit son nom aux Chevaliers du Temple, qui, à partir de la fin du 12ème siècle, avaient organisée l’île de Chypre en commanderies. Plus spécifiquement, il se réfère au Mont Troodos, une zone montagneuse au Nord de Limassol, que les chevaliers avaient conservée après avoir vendu le reste de l’île à Guy de Lusignan, roi déchu de Jérusalem. Ce sont les chevaliers eux-mêmes, lorsqu’ils commencent à vendre les vins produits dans cette enclave, qui leur donnent le nom de « vins de la Commanderie ».

Ceci en fait la plus ancienne dénomination de vin encore en usage de nos jours.

A noter que même sous la domination ottomane (de 1571 à 1878), les Chypriotes ont continué à produire du vin, malgré de fortes taxes. De telle sorte qu’après la libération de l’île par les Britanniques, le Commandaria a pu retrouver un certain engouement dans la bourgeoisie européenne – entre deux madeleines, Marcel Proust en était friand, paraît-il.

Depuis 2004, Commandaria est une appellation d’origine au sens européen du terme ; celle-ci reprend l’aire de production délimitée en 1993, qui englobe 14 villages, sur le versant Sud-Est du Troodos, Les vignobles, qui couvrent environ 2000 hectares, s’étagent entre 500 et 900 mètres d’altitude, sur des sols volcaniques, plutôt sableux, ou calcaires. Les vignes sont presque tous francs de pied. L’irrigation est interdite.

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La route du Commandaria, au Nord de Limassol  (photo Choose your Cyprus)

Les cépages utilisés sont au nombre de deux ; le Xynisteri, alias Hebron (un cépage blanc) et le Mavro, alias Kypreiko (un cépage rouge).

Muté… ou pas

Traditionnellement, le Commandaria n’était pas muté à l’alcool ; jusqu’au 19ème siècle, il semble qu’on se contente de laisser les raisins mûrir au soleil – le plus souvent, ceux-ci, une fois cueillis (pas forcément en surmaturité), sont laissés à sécher sur les toits des maisons. Un voyageur anglais de la fin du 19ème siècle, Samuel Baker, attribue cette habitude à la crainte qu’ont les vignerons de l’île de se faire voler les grappes s’ils les laissent sur les vignes.

Aujourd’hui, les deux systèmes cohabitent : muté ou non muté.

Selon la législation en vigueur, pour entrer dans la composition du Commandaria, les raisins de Xynisteri, doivent avoir atteint 212 g/litre de sucre, et ceux de Mavro, 258 g/litre au moment de la récolte. Ils sont ensuite laissés à sécher au soleil, généralement sur un lit de paille, entre 7 et 10 jours, pour atteindre de 390 à 450 g de sucre par litre.

Une fois pressés, les raisins sont mis à fermenter. Selon les cas, une fois les 10 degrés naturels dépassés, le producteur choisit (ou non) d’accroître le degré par l’ajout d’alcool, sous réserve que le résultat final n’excède pas les 20°.

La législation exige un vieillissement de deux ans minimum. Les Commandarias sont soit issus d’un seul millésime, soit du système de la manna (une sorte de solera, mais où au lieu d’utiliser plusieurs couches de petits fûts, on préfère remplir et vider chaque fût à raison d’un tiers à chaque fois). A noter que si les raisins proviennent bien des coteaux ensoleillés des flancs du Troodos, la plupart des vins sont élevés à Limassol, par un petit nombre d’opérateurs, négociants ou coopératives (un peu comme à Madère, la plupart des élaborateurs se trouvent à Funchal). Sans doute pour faciliter les expéditions.

Pour être complet: les Chypriotes, dont l’île été britannique pendant un peu plus d’un siècle (jusqu’en 1964) élaborent également un type de vin apte à étancher la soif de la Navy, et plus si affinités: du sherry (qui ne peut plus porter ce nom depuis que Chypre a rejoint l’Union européenne). Rien à voir avec le Commandaria – on parle maintenant de Cyprus Fino. Pour ceux que cela intéresse, voici un lien vers l’article que j’ai consacré à ce type de produit, ici même, il y a trois ans.

Mais revenons à notre Commandaria.Pour illustrer mon propos, j’ai choisi celui que j’ai dans ma cave et qui, par chance, est importé en France et en Suisse (par Lavinia). Vous n’y trouverez peut-être pas ce millésime, bien sûr, mais d’expérience, la qualité est assez régulière d’une année sur l’autre, au sein d’une même gamme.

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Photo (c) H. Lalau 1016

Etko Saint Nicholas Commandaria Sweet Wine Vintage 2000

La robe très sombre, aux reflets marrons, évoque le café. Un café que l’on retrouve au nez, mêlé de raisins secs, de noix et de poire tapée. En bouche, on part sur le caramel, le pain d’épice, la mandarine confite et l’abricot sec. La sucrosité est très importante, mais il reste assez d’acidité pour que se crée l’équilibre; ce n’est peut-être pas le plus aérien des VDN, mais quelle puissance ! Une belle finale fumée vient parachever la bouche. Si vous aimez les notes de torréfaction, ce vin vous plaira.

Pour ce vin assez rare dans nos contrées, la référence qui vient le plus facilement à l’esprit est le Madère, version Malmsey.

Ce Commandaria a bel et bien été muté, mais il ne titre que 15° d’alcool. Il est produit par la maison ETKO, un des plus vieux domaines viticoles de Chypre.

A servir frais, mais pas glacé (aux alentours de 8°), pour profiter des arômes sans que le vin soit dominé par l’alcool.

A noter que la maison ETKO (alias Olympus Wineries Ltd) propose également un Commandaria d’élevage extra long (« many years », dit la fiche technique) – le Centurion. Mais elle est aussi beaucoup plus chère.

Hervé Lalauunknown

10 réflexions sur “Vins mutés (ou pas) (3): L’autre trésor des Templiers

  1. Quelle coïncidence! Je suis allé en séminaire (pharma) à Chypre en 1988. Pour des raisons de « diplomatie » envers mon sponsor, ma compagne logeait officiellement dans un hôtel voisin du mien, et proche. Entre les deux se tenait une … foire au vin. J’y ai découvert la Commandaria, par hasard.
    Et hier, sur la recommandation des « 5 du vin », j’ai profité d’une demi-jouirnée passée à Besalu, perle de la Garrotxa, pour pousser jusqu’à Palafrugell, de l’autre côté de Gerona. Quelle révélation que l’espace- vin de Grau! Eh bien, Hervé, j’y ai acquis une commandaria dont je ferai la description plus tard. Elle titre 28 vol%, avec plus de 200 gr de résiduel et une volatile à … 19 meq/l ce qui donne environ 1 gr en sulfurique (facteur de conversion = 20.5), si je ne me suis pas trompé. Cépage: 100% xynisteri., comme à Quimper, Concarneau ou Morlaix, Tonnerre de Brest!

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  2. Hervé LALAU

    28° d’alcool? Cela m’étonne ,car d’après mes infos, la limite est de 20°.
    Tu me diras le résultat de ta dégustation?

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  3. Même en vieillissant, on lit tjs trop vite, Hervé. J’ai mis mes lunettes (des loupes + 3 en fait) et repris la notice: c’est 15 vol % et 27,8 vol % d’alcool potentiel total. Il convient d’ajouter le S.R (217 gr/l, soit env. 12,75 vol%) aux 15 fermentés et on obtient ce chiffre. Voilà qui explique cette apparente anomalie. Moralité: tourner sept fois sa langue dans la commandaria avant d’écrire des inexactitudes.
    J’ai eu en 1986 un professeur insupportable (parisien) du point de vue humain, mais qui m’a appris plein de choses. Il disait qu’il faut souligner d’un trait rouge dans une observation ce qui ne « collait » pas avec le reste des données, et en chercher l’explication. Il avait raison.

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  4. georgestruc

    Le Pape Clément V, Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux (cf. Château Pape Clément), a été le premier pape d’Avignon ; mais le palais des papes a été construit par ses successeurs ; Avignon était lors propriété du Comte de Provence. Clément V a effectivement présidé le Concile de Vienne au cours duquel les biens de Templiers ont été attribués aux Hospitaliers de St-Jean de Jérusalem. Le successeur de ce pape, Jean XXII, originaire de Cahors, s’empresse de dépouiller les Hospitaliers des biens des Templiers pour les déposer dans l’escarcelle du Saint-Siège ce qui lui permet d’étendre son territoire autour du Comtat Venaissin.

    La fameuse et bien connue « Bataille des Vins » ou encore « Dit des Vins de France », poème écrit par le moine Henri d’Andéli, place au premier rang ce vin de Chypre : « vin de Cypre fit l’apostoile », « du vin de Chypre il fit un pape ».

    Il est admis que la plupart des vins mutés et doux, ou non mutés mais doux, avaient la faveur des grands de cette époque pour une raison toute simple : leur conservation était relativement bonne alors que celle des autres ne dépassait pas quelques mois, dans le meilleur des cas. Qui plus est, nous sommes là sur une période intermédiaire au cours de laquelle on passe de l’optimum climatique médiéval (Xe – XIIe) à une période froide (fin XIIIe et surtout XIVe) qui engendre des famines épouvantables et favorise la propagation de la peste noire (1348). Vendanges : difficile d’atteindre une maturité ; des vins acides, dont la conservation était très mauvaise. Ce qui veut dire que les vins mutés étaient particulièrement appréciés…

    Nous attendons avec impatience les notes de dégustation de Luc Charlier.

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    1. Je me débats avec un problème de détendeur de gaz butane qui joue au yoyo depuis 2 mois. Un jour le gaz sort de la bonbonne, un jour il ne sort pas et cela varie même au cours de la même journée!!!! Hier soir, Christine s’est levée vers 1 heure du mat – je n’ai rien remarqué – et a été fermer le robinet de la bonbonne … car elle sentait un odeur de sulfite (sic) dans notre chambre, située à l’opposée de la maison, un étage plus haut et sans aucune communication (et pas de VCM). L’odeur aurait ensuite disparu … J’avoue que certaines odeurs de la cuisine se retrouvent parfois dans cette pièce, sans que je sache pourquoi. Le lien avec la commandaria? Ou bien elle crée des scénarios, par crainte (justifiée, le gaz, c’est dangereux), ou bien elle a réellement le nez très fin, même si elle confond le côté un peu sulfureux du méthane (ajouté eu butane pour le rendre plus odorant) avec les sulfites. On le saura ce soir après la dégustation de la commandaria. Il s’agit d’une cuvée Saint-Barnabas 2002 de la coopérative Sodap, qui aurait vieilli 4 ans dans le merrain, comme la loi y oblige. Il n’est pas dit explicitement si on l’a fortifiée ou pas mais il semblerait que ce n’est pas le cas de celle-ci (15 vol % en alcool seulement alors que 20 vol % est permis, et plus de 200 gr de sucre résiduel). Je l’ai payée 18,70 € (+ 21% TVA). Je suis très impatient aussi et crains les déceptions, comme souvent lorsque le niveau des attentes est élevé.

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  5. J’ai eu l’occasion de goûter ce vin lors d’une remarquable dîner chez Pierre Gagnaire :

    Etko Vin de Chypre Vin de Commandaria Cuvée Centurion : 15,5/20 – 11/2/08
    Mavro/Xynesteri et 20 ans d’élevage (une première pour moi, pour un vin dont j’avais souvent entendu parler). Un beau vin muté, instantané, qui offre la douceur simple et réconfortante d’un VDN du Roussillon.

    (on pouvait penser aussi aux vins de Massandra (Crimée).

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    1. Pffff … « la douceur simple des VDN du Roussillon ». Voyons, Laurent, un peu de discernement. Ne joue pas ton petit Trump! Un jour de 2000 ou 2001, par là, j’ai fait goûter à Dirk Niepoort (pas n’importe qui) dans la salle à manger de mon logement bruxellois un Rivesaltes ambré 1969 de Jean-Hubert Verdaguer (Dom. de Rancy à Latour-de-Fr). Il en est resté pantois tellement c’était bon et COMPLEXE. Il ne voulait pas me croire que c’était français et j’ai ouvert d’autres millésimes (1988 entre autres) pour lui permettre de revoir son opinion. Chez les Cazes, à Passa chez Puig-Parahy, dans le trésor de Mossé devenu cave de Terrats, à la coop. l’Etoile (Banyuls), au premier étage des Vignerons de Maury … dorment des hectos et des hectos de ces VDN roussillonnais splendides. Toutefois, je concède que – le Portugal et ses dépendances mis à part – c’est sans doute près de la plage de Marsala qu’on trouve le plus gros volume de ces merveilles. Mais c’est l’honorable société qui en a la clé, hélas, que ce soit chez Florio ou ailleurs.

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  6. Luc,

    J’étais au domaine de Rancy en début d’année et je ne voulais surtout pas dévaloriser ces superbes vins du Roussillon.
    J’ai d’ailleurs adoré les 1965 et 1948.

    Mon propos avait en ligne de mire la fougue parfois violente des vins de Porto (en vintage).
    A apprivoiser, comme tout 🙂

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