Bordeaux, pfff…

Le journal Sud-Ouest l’a baptisé d’un nom bien franglais: le « Serial Creveur de pneus ». Celui-ci sévit en Gironde depuis deux ans, et tout particulièrement à Talence, ces derniers temps. On ne compte plus les voitures qu’il a vandalisées. Pour rappel, Talence, c’est ce quartier de Bordeaux qui abrite le Château Haut-Brion.

pneu

Ne vous méprenez pas : je ne crois pas un seul instant que Robert de Luxembourg puisse se livrer à de telles incivilités (oui, c’est le jargon moderne pour ce genre de déprédations – à défaut d’apaiser les victimes, un bon euphémisme permet aux autres de moins s’inquiéter). Mais mon esprit taquin a échafaudé un autre rapprochement.

Bien que je réprouve tout délit et tout dommage fait aux personnes ou aux biens, je me demande si le temps n’est pas venu de dégonfler… les tarifs de certains Bordeaux.

Comme bien souvent, en la matière, l’arbre cache la forêt: des milliers de domaines du Bordelais vivotent en pratiquant des prix très bas, dont une bonne part, en proposant une qualité tout à fait honnête, voire inespérée compte tenu de leur faible capacité d’investissement ; tandis qu’une trentaine de crus surmédiatisés, en vertu d’un classement datant du temps de la marine à voile, pratiquent des tarifs exorbitants. Au point que j’ai beaucoup de mal à estimer leur rapport qualité prix : un vin de 100 euros est-il deux fois meilleur qu’un vin à 50 ? Et 20 fois moins qu’une bouteille à 2.000 euros?

Mais il me faut être plus précis.

La preuve par Wine Searcher

Sur Wine-Searcher, ces jours-ci, le prix moyen hors taxes d’une bouteille du Château Haut-Brion – restons à Talence – est de 532 euros la bouteille (tous millésimes confondus) ; ceci, pour un «ranking» de 95/100 et un «rating» de 4 étoiles sur 5. La première note est donnée par tout un aréopage des critiques professionnels internationaux, parmi lesquels on trouve Jancis Robinson, James Suckling, la RVF, le Wine Enthusiast, le Wine Spectator et Robert Parker (rassurez-vous, je n’y suis pas); la seconde est donnée par les utilisateurs du site; en l’occurrence, pour Haut-Brion, 557 commentateurs.

Bien que subjectifs, ces indicateurs ont l’avantage d’être basés sur un assez grand nombre de commentaires, et sur plusieurs millésimes.

Quant au prix, il s’agit aussi d’une moyenne sur l’ensemble des pays couverts par Wine-searcher ; il n’est donc pas dit qu’on ne puisse pas trouver moins cher ici ou là… ou plus cher.

Wine-Searcher donne la même note critique (95/100) et la même évaluation des utilisateurs (4/5, pour 461 notes) à Petrus. Mais le prix moyen annoncé, lui, est de… 2.450 euros.

petrus

Moralité : les deux vins sont jugés comme excellents; ils sont tous deux très chers, certes, mais il y a une échelle dans la cherté: Petrus présente un rapport-qualité prix 5 fois inférieur à Haut-Brion. Si vous en avez ouvert une bouteille pour ce midi, vous pouvez toujours vous consoler en pensant que Le Pin (2.352 euros), n’obtient que 94/100.

J’ai voulu comparer les prix d’autres vins présentant la même notre critique de 95, et au minimum la même évaluation des utilisateurs.

Toujours à Bordeaux, j’ai ainsi trouvé Château Ausone, au prix moyen de 681 euros (toujours hors taxes), ou encore Latour, à 731. Mouton-Rothschild, lui, est à 568 euros.

Mais j’ai surtout trouvé, hors de Bordeaux, le Côte Rôtie La Turque de Guigal, à 358 euros (avec une évaluation des utilisateurs de 4,5/5), Egalement dans le Rhône Septentrional, il y a la Cuvée L’Ermite, l’Ermitage de Chapoutier, à 233 euros (évaluation des utilisateurs: 4,5/5). Encore plus fort, La Réserve des Deux Frères, l’excellent Châteauneuf-du-Pape de Raymond Usseglio (4,5/5 également), est à seulement 151 euros

usseglio

Pour sortir de France, notons que le fameux Unico de Vega Sicilia (95/100 du côté des critiques, 4,5/5 du côté des utilisateurs) affiche un prix moyen de 322 euros. Le Grange de Penfold’s (95/100, 4/5), lui,  est coté 495 euros.

Rares sont les rouges étrangers qui parviennent à dépasser les tarifs moyens des crus de Bordeaux en prix : j’ai noté l’Espagnol Pingus (95/100, 4/5), à 756 euros ; ou encore la cuvée Nacional de la Quinta do Noval (95/100, 1.000 euros). Mais il s’agit de petites productions, la rareté peut jouer (même si elle n’explique pas tout).

Et du côté des blancs liquoreux?

Le Château d’Yquem obtient une note de 96/100, une évaluation des utilisateurs de 3,5/5, pour un prix de 435 euros.

Le Riesling SGN de Hugel obtient la même note de 96/100, une évaluation des utilisateurs de 4,5/100, pour un prix de 118 euros.

Côté étranger, je n’ai guère trouvé que le Hongrois Oremus (95/100, 4,5/5), pour atteindre des niveaux de prix comparables aux GCC (426 euros), et encore s’agit-il de la qualité eszencia, très rare (et qui se mange autant qu’elle se boit, à ce degré de concentration!).

Bien sûr, il y a un biais dans cette comparaison; les domaines qui vendent le plus de vieux millésimes, cotés encore plus chers, sont défavorisés. Or les GCC sont les vins dont on trouve le plus de vieux millésimes à la vente.

J’ai donc établi un autre classement, dans lequel seul le prix le plus bas (quel que soit le millésime, primeurs exclus) entre en ligne de compte. Pour quelques uns des vins déjà cités (cotés au minimum 95/100 et 4/5, donc). Voici le résultat:

Usseglio Les Deux Frères: 81 euros (millésime 2015)

Hugel Riesling SGN: 122 euros (millésime 1995)

Chapoutier Ermitage L’Ermite: 169 euros (millésime 2006)

Guigal La Turque: 204 euros  (Millésime 2012)

Haut-Brion: 211 euros (millésime 2013)

Yquem: 266 euros (Millésime 2013)

Mouton-Rothschild: 286 euros (millésime 2013)

Ausone: 320 euros (millésime 2013)

Penfolds Grange Bin 95: 329 euros (millésime 2009)

Petrus: 1.449 euros (millésime 2013)

Du moment que les vins trouvent preneurs…

Ma conclusion : que l’on prenne en compte les millésimes les moins chers, ou bien la moyenne de tous les millésimes à la vente, les plus grands crus classés de Bordeaux sont presque systématiquement plus chers que les vins de qualité et de standing comparable. Même au plus haut niveau de qualité, telle qu’on peut l’appréhender au travers des commentaires des experts comme des oenophiles.

Ce n’est pas faire du Bordeaux-bashing que de le dire. C’est juste un constat.

On m’objectera que les riches Bordelais n’ont aucune raison de brader des vins qui trouvent preneur, même à des prix indécents. Ou que c’est pareil en Bourgogne.

Et on aura raison. Mais si la vocation d’un journaliste est d’informer le public, et celle d’un critique de le guider dans ses achats, alors je trouve qu’il est de mon devoir de faire remarquer qu’il y a de meilleurs rapports qualité-prix ailleurs. A Bordeaux même, dans des crus moins prestigieux, beaucoup moins onéreux mais pas forcément moins qualitatifs ; et dans d’autres régions de la planète vin.

Les notes des vins très chers sont-elles forcées?

Une remarque en passant : il est très difficile, à Bordeaux, de trouver un vin à plus de 94/100 dont le prix n’excède pas les 200 euros.

Faisant moi-même partie de la tribu des critiques professionnels, j’ai du mal à me l’expliquer. Ma pratique de la dégustation m’a amené à Bordeaux à maintes reprises, notamment à Saint Emilion. J’y ai dégusté quelques vins qui m’ont semblé meilleurs que certains dont j’ai cité les notes ici, et qui sont proposés pour beaucoup moins cher. Je pense à Guadet, par exemple. À Castelot. A Fonroque.

A contrario, j’ai été parfois déçu par certains grands crus classés (je pense à Mouton ou Yquem) lorsque l’occasion – plutôt rare – m’a été donnée d’en déguster.

Est-ce à dire que pour certains de mes confrères, seul un certain niveau de prix justifie que l’on saute la barrière des 94? Ou à l’inverse, qu’il est de mauvais goût de ne pas donner 95 à un vin de plus de 200 euros ?

Si c’est le cas, il nous faudrait intégrer cette variable dans le calcul: combien de points doit-on donner en plus par tranche de 50 euros, par exemple ?

Et sur quels paramètres du goût un prix plus élevé peut-il bien jouer? La concentration? La complexité? L’amertume du ridicule?

Pour que l’exercice soit probant, il faudrait bien sûr exclure de l’échantillon tous les buveurs d’étiquettes. J’en connais en effet qui sont capables de changer leurs notes si par malheur, lors d’une dégustation à l’aveugle, ils ne donnent pas une note maximale aux vins les plus cotés.

Le grand avantage d’un site comme celui-ci, c’est de ne pas avoir de compte à rendre à un quelconque éditeur, à un quelconque chef de pub, et donc, de ne pas devoir arrondir trop d’angles. De pouvoir dégonfler quelques baudruches, à l’occasion. Pfff…

Hervé Lalau Young, confident woman, changing a flat tire on her car on a rural road with a wind mill in the backgrounc

11 réflexions sur “Bordeaux, pfff…

  1. Hervé LALAU

    Bonjour Dominique. Bonne question. Mais si vous avez raison, si l’on parle de placement plus que de vin à boire, alors mieux vaudrait que les critiques ne les commentent jamais. Puisqu’ils ne sont pas faits pour être ouverts…

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  2. Très bon papier Hervé. On est forcément d’accord avec ton analyse d’une situation qui fuit le rationnel. C’est pourquoi j’ai tendance à parler surtout des Bordeaux dont le prix est inférieur à 20 euros, et ils sont très majoritaires.

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  3. Un petit coup d’avocat du diable. Tu as à peine évoqué la rareté, Hervé. Pour certains crus prestigieux, ils sont abondants. Ce facteur joue peu. Dans le cas des Pomerol en général, les propriétés sont petites, Idem en Bourgogne. Et pourtant, je connais une petite mamie à Macapette-sur-Essonne qui a planté deux ceps de Seyval dans son jardin, en pleine argile et plein nord. Les années où l’oïdium ne sévit pas trop (les hybrides sont peu sensibles), elle récolte 4 litres de jus. Et pourtant, elle a du mal à vendre sa bouteille au-delà de 2 €. Tu as raison, c’est injuste.

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  4. Hervé LALAU

    Effectivement. Voici quelques chiffres de production moyenne, aux fins de comparaison:
    Yquem: 95.000 bouteilles
    Haut Brion: 120.000 bouteilles
    Petrus: 30.000 bouteilles
    Pingus: 6.000 bouteilles
    Quinta do Noval Nacional: 3.000 bouteilles.

    Je ne pense pas qu’on puisse parler de rareté pour une cuvée de plus de 50.000 bouteilles.
    Au fait, combien M. Charlier produit-il des bouteilles de cuvée La Loute?

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  5. Pierre Sauvage

    Vous savez très bien que la plupart des acheteurs de ces bouteilles le font pour spéculer ou à minima investir. Placer son argent dans un produit plus stable et rémunérateur et moins risqué que la bourse.
    Une partie achète pour consommer car ils ont trop d’argent et pas assez de jugeote (de temps, envie, confiance, etc) . Ils aiment ce qui brille et puis de toute façon qu’est ce qu’ils en ont affaire puisqu’ils ont les moyens ? L’étiquette, elle claque plus auprès des collègues, cousins et amis que celle d’un inconnu moins cher.

    Quant à la note, elle sert à valider le prix et donc à faire perdurer le système. Elle crée de la valeur. Le top de la cuvée a toujours un prix supérieur et aussi une note supérieure aux reste de la gamme, ce qui ne reflète pas toujours la réalité du contenant.

    Mais l’obsession dans le monde du vin c’est « créer de la valeur », que ce soit en Beaujolais, à Cairanne ou à Saint-Emilion. Les GCC bordelais c’est juste le top de la pyramide, le principe reste le même et les journalistes sont essentiellement là pour aider à créer de la valeur (même quand ce n’est pas leur but, c’est in fine la principale chose qu’ils font).

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  6. Hervé LALAU

    Admettons, M. Sauvage. Mais ce n’est pas une raison pour que nous, journalistes ou critiques, soyons complices de ce dorage de pilule, ni ne succombions à la tentation de donner plus de points pour le prestige d’un vin. Nous devons la vérité aux consommateurs, nos lecteurs, qui ne sont pas tous des investisseurs et qui peuvent avoir l’envie d’acheter un jour, pour une grande occasion, un vin très cher. Nous ne devrions donc avoir aucune complaisance, mais les juger comme les autres, à l’aveugle. Ou même, être encore plus exigeants pour ce type de vins, une fois dévoilés leur nom et leur prix.
    Comment est-il possible que dans le Guide Hachette, par exemple, la quasi-totalité des GCC obtiennent la note maximale, année après année? Je le répète: non seulement ils sont loin d’être tous bons chaque année, mais on peut trouver bon nombre de vins meilleurs et bien moins chers.

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  7. Lu chez Harpers, sous la plume de Guy Woorward:

    “Ahh, so you’re the one who hates Bordeaux…” said the late, great Denis Dubourdieu when we were introduced. Bordeaux’s pre-eminent authority on white wines, Dubourdieu was a man used to having his reputation precede him. Me? Less so. As I told the master winemaker, though, I don’t hate Bordeaux. We were drinking white Haut-Brion at the time, after all. But, as I also told him – and put into print as often as I could get away with at Decanter – I do hate its arrogance, its prices, and the nauseating esteem in which it is held by those old enough to know better… »

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