Une expression violente usitée depuis bien longtemps si j’en crois André Deyrieux à qui je confie la suite.
Nadine
«Tais-toi, fils de p… !» La prise à partie est violente. Nous sommes pourtant au palais de la Cité, le palais du roi, en présence même de Philippe Auguste. Autour de la table, ils sont là, les meilleurs de France, les meilleurs de cette terre. Ils ont été requis par messager spécial pour venir à cette assemblée. Ils ? Qui sont-ils ? Ce sont les vins.
Pour la première fois en France, on veut les classer. Le roi veut les classer. Pour ce qui le concerne, il clame son amour pour tout vin blanc gentil et franc ; il le boit sans avoir soif, «por le bien et por le douçor» que le vin a en lui. Philippe Auguste était, nous confie le médiéviste Michel Zink, «passablement porté sur la boisson».
Nous sommes au XIIIe siècle, en 1224, pour être exact. Le concours des vins ainsi organisé se déroule en deux épreuves : une dégustation par un juge puis un débat, à coups d’arguments, entre les vins restants, une disputatio selon la grande tradition théologique médiévale.
Philippe Auguste est un roi puissant qui peut convoquer des vins, assembler des gens, nommer un arbitre. Le juge choisi est «un prestre englois», ce qui veut montrer plaisamment la domination du roi sur l’Angleterre et l’Église. Durant le règne de Philippe II, le domaine royal s’est considérablement accru: les fiefs du roi d’Angleterre qui couvraient l’ouest de la France ne concernent plus que le sud-ouest et, ce n’est pas un détail, la Seine, de Paris à son embouchure n’est plus anglaise.

en 1198. Chroniques de Saint-Denis (1325)
Ce juge englois «qui moult avoit la teste fole» excommunie d’entrée les vins de Beauvais, de Châlons, d’Étampes. Ils sont donc privés d’accès à la table royale. Pour le vin de Châlons-sur-Marne, s’agirait-il d’un pré-champagne ? «Dant Petart de Chaalons / Qui le ventre enfle et les talons».
Les appellations évidemment n’existent pas, ni les vignobles : les vins sont souvent désignés par le nom de leur commune, mais la liste des candidats mélange les cadres géographiques. Des régions comme la Provence ou l’Alsace, voisinent avec des ports tels La Rochelle ou Bordeaux, une province comme l’Anjou avec un village comme Saint-Pourçain.
« Se vins eüssent piez ne mains »
Après l’excommunication par le prêtre anglais, il ne reste en lice pas moins de quatre-vingt vins qui entament alors la disputatio, chacun devant argumenter qu’il est digne «d’abevrer bien le roi de France».
Bien sûr, c’est une fable: La Bataille des vins, ou Dit des vins de France, un poème de deux-cent-quatre vers. Contemporain du Roman de la Rose, c’est un des premiers textes de la littérature française et il est écrit par un auteur qui présente l’originalité d’être le premier auteur en langue française identifiable avec certitude comme parisien: Henri d’Andeli.
À ce moment du concours, les vins françois sont en force, des vins que nous ne connaissons plus pour la plupart, c’est-à-dire ceux du bassin versant de la Seine et de ses affluents: Oise, Aisne, Marne, Yonne.

C’est dès le début de la disputatio qu’intervient notre violent échange. Le vin d’Argenteuil parle le premier. Il est prestigieux, sa clarté «comme lerme d’ueil» est appréciée des nobles amateurs. Il est orgueilleux et affirme péremptoirement valoir «miex d’aus toz», mieux que tous.
Il suscite immédiatement la contradiction du vin de Pierrefitte : «Or te tais, filz a putain!» Pierrefitte appelle le témoignage des vins de Marly, Deuil, Montmorency pour soutenir que lui, Pierrefitte, vaut mieux que tous. Querelle de voisinage ? Pierrefitte n’est qu’à quinze kilomètres d’Argenteuil. Le vin de Meulan intervient ensuite, se plaignant, avec ceux d’Auxerre, de Soissons ou de Laon, du mépris d’Argenteuil. Puis parlent les vins d’Épernay et d’Hautvilliers qui lui reprochent de faire le connétable… Le débat est si houleux que les vins en seraient venus aux mains s’ils avaient eu des mains.
«Se vins eüssent piez ne mains,
Je sai bien qu’il s’entretuaissent»
S’ensuivent d’autres échanges au cours desquels les vins françois affirment qu’ils sont savoureux et doux, qu’ils ne causent nulle tempête aux cœurs, aux corps, aux yeux, aux têtes.
«Nous sommes sades, savorous;
Si ne fesons nule tempeste
A cuer, n’a cors, n’a oeil, n’a teste.»
And the winner is…
Philippe Auguste est au-dessus des parties, des batailles. Il goûte tous les vins. Notons que si le roi aimait ces vins, principalement blancs, c’est qu’à l’époque ils étaient excellents. Quelques siècles plus tard, à partir du milieu du XVIIe siècle, la croissance de la consommation, la demande de vins peu chers, la naissance des guinguettes à partir du bornage de Paris en 1674, la plantation de cépages non appropriés, les gros rendements vont gâter une grande part du vignoble françois. «À la veille de la Révolution», écrit Raymond Dumay dans La mort du vin, «Paris était encore entouré de vignes, mais leur vin n’avait plus aucun rapport avec celui qui, après Philippe-Auguste, pouvait soutenir la comparaison avec le vin de Chypre.»
Le roi nomme un vainqueur. C’est en effet le vin de Chypre, le fameux vin doux de Commandaria. Un second prix va à l’Aquilat, peut-être la malvoisie du Frioul (Friuli Aquileia Malvasia d’aujourd’hui). Dix-huit autres vins sont récompensés, mais nous ne saurons pas lesquels.
De toutes façons, et c’est la conclusion :
«Soit vin moien, per ou persone
Prenons tel vin que Diex nous done.»
Que le vin soit peuple, noble ou clerc, prenons celui que Dieu nous donne !

Et pour ceux qui veulent en savoir plus sur cette version du texte c’est ici
Un moment d’histoire, une minute vinicole, merci André de nous donner cet éclairage sur ce qui se passait et était bu au 13è siècle, la concurrence des vins qu’on imaginait pas vraiment. Une lecture savoureuse comme un verre de Commandaria.
Marco
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Le vin de Chypre gagne, mais dès le début Philippe Auguste pensait à lui :
« Prime manda le vin de Cipre »
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Une question : ce concours des vins a t’il eu lieu ?
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Il s’agit d’une fable, mais le statut de lettré de l’auteur lui permettait de connaître les différents vins bus par la noblesse de l’époque et l’intérêt patent de Philippe Auguste pour les vins. Son poème est une proposition de classement tacitement adressée au roi. Selon les critères largement visuels de l’époque le vin d’Argenteuil – clers comme lerme d’ueil – est excellent, Mais le vin de Chypre, auréolé du prestige des Templiers et des Croisades, est seul habilité à recevoir le titre de roi des vins et de vin des rois, et doit être le premier sur la table de Philippe Auguste. On lira avec intérêt l’article d’Hervé : L’autre trésor des Templiers – https://les5duvin.wordpress.com/2016/11/09/vins-mutes-3-lautre-tresor-des-templiers/
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