Où as-tu encore rangé les vases des noces de Cana ?

On se souvient que le Christ avait pourvu au manque de vin lors des noces de Cana en Galilée. C’est le miracle que rapporte l’Évangile selon Jean (2,1-11).
Le texte est assez précis puisqu’il indique qu’il y avait six jarres de pierre, destinées aux purifications des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures.
« Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces jarres ». Ils les remplirent jusqu’au bord. Il leur dit : « Puisez maintenant et portez-en au maître du repas ». Ils lui en portèrent. Lorsque le maître du repas eut goûté l’eau changée en vin – et il ne savait pas d’où il venait, tandis que les servants le savaient, eux qui avaient puisé l’eau – le maître du repas appelle le marié et lui dit : « Tout homme sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent ! » »

Détail du chef-d’œuvre de Véronèse

Où sont donc passées ces six jarres de pierre ? D’abord, il se passe six siècles avant d’en avoir des nouvelles. Puis, au VIe siècle, un voyageur en Terre Sainte se plaît à rapporter dans l’Itinerarium Anonymi Placentini que, sur le lieu des noces de Cana (Kafr Cana), il a bu à une hydrie. Précision donnée par le Dictionnaire de l’Académie française1, une hydrie est un « vase à panse bombée, destiné à contenir ou à puiser de l’eau, ordinairement muni de petites anses latérales et d’une grande anse verticale. »
Saint Willibald voit aussi ce vase lors de son voyage en 725. Puis plus rien ; on ne parle plus des vases des noces de Cana.

L’économie miraculeuse de la relique

Or, avec le culte des reliques, les vases des noces de Cana vont se multiplier du Xe au XVe siècle. Le haut Moyen Âge fut l’âge d’or des reliques. Les aventuriers les exportaient ou les importaient. Elles suscitaient des miracles, des pèlerinages, des dons et des aumônes. Les seigneurs les offraient ; les évêques les volaient aux moines, ou l’inverse. On vendait les reliquaires d’or et de pierres précieuses pour payer des rançons ou restaurer des toitures ; on les mettait en gage pour mener une guerre forcément sainte. On dupliquait doigts, bras, tibias, têtes pour « équiper » des églises nouvelles. Avec le temps, on les attribuait à des saint(e)s autres, plus connu(e)s ou moins concurrencé(e)s.

En outre, l’époque est fertile en inventions de reliques invraisemblables comme le saint Prépuce, le saint Nombril, les trompettes de Jéricho et les deniers de Judas. Les vases des noces de Cana n’ont pas échappé à ce mouvement.

Petite observation au passage : le culte des reliques était encore suffisamment important en 1934 pour faire échouer une campagne de communication du gouvernement contre les fameux cépages interdits (Noah, Clinton, etc.). En effet, des buvards avaient été imprimés en quantité pour être distribués dans les écoles. Ainsi, dans les communes rurales, les enfants transmettaient à leurs parents le message « Arrachez les cépages prohibés ». Problème : les premières impressions du buvard comportaient la mention : « Ils ne sont plus à la mode : ce sont des reliques du passé. » Conséquence, la totalité des établissements d’enseignement catholique en refusèrent la distribution…

Un buvard sacrilège.

La multiplication des jarres

Revenons à nos six vases de Cana. Eh bien, on en dénombre une trentaine au fil de l’histoire, de toutes formes et matières, compte non tenu des confusions et erreurs avec les cruches de la Cène ou les vases de parfum de Marie-Madeleine (sans aller jusqu’au saint Graal qui joue dans une autre cour, celle du roi Arthur).

On nous a signalé des vases de Cana en Allemagne : à Quedlimbourg ou à Magdebourg (Saxe-Anhalt) ; à Cologne, à Aix-la-Chapelle, à Reichenau (lac de Constance) ; à Hildesheim (Basse Saxe) ou à Bamberg (Bavière). On nous les a montrés il y a quelques siècles en Espagne, à Cambre ou au monastère de l’Escorial. On les a vénérés à Constantinople, à Jérusalem, à Moscou ; à Ravenne, à Pise ou à Bologne.

Bout de fragment perdu

La France était bonne élève avec Saumur, Tournus, Cluny, Le Puy, Orléans, Beauvais, Bourges et Soissons (un autre vase, donc). Il y eut même un fragment de cruche « d’une espèce de marbre ou d’albâtre » dans le trésor de la cathédrale Saint-Denis ; il fut perdu après son déménagement au cours de la guerre de 1914-1918.

Que nous reste-t-il aujourd’hui ? Trois reliques font, sinon autorité (autres temps, autres mœurs), du moins acte de présence à Oviedo (dans les Asturies), à Angers et au Louvre.

Porte ouverte sur le vase d’Oviedo

À Oviedo, depuis le XIe siècle, les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle s’arrêtent devant un bocal en grès marbré de la cathédrale Saint-Mathieu : d’une contenance de cent litres, il se trouve dans une niche fermée d’une porte de bois.

Un petit panneau d’ivoire

À Angers, un vase en porphyre rouge est abrité par la Cathédrale Saint-Maurice. Daté du IIIe siècle, il avait été acheté – sous l’appellation de hydria de cana galileae – par le roi René à la prieure du couvent Sainte-Paule de Marseille en 1449.
Le second dimanche après l’Épiphanie, jour où l’Église célèbre le miracle des noces de Cana, avait été rebaptisé à Angers la fête de l’hydrie. Durant la messe, le vase était rempli de vin et le vin distribué aux assistants. Le vase fut brisé à plusieurs reprises puis un peu restauré.

Porphyre angevin

Au Louvre, on peut voir2 un vase donné par le roi Louis IX, Saint Louis, à Port-Royal. Il comporte deux anses et est marqué de deux caractères hébraïques : kaf (כ, le vase) et mem (מ, les eaux). Il présente, à mon avis, quelque ressemblance avec la première représentation historique des noces de Cana, un petit panneau d’ivoire datant du cinquième siècle conservé au Bode-Museum de Berlin.

Le « vase de Cana » du Louvre
Vases de Cana sur ivoire, à Berlin

C’est une illustration moins anachronique et sans doute plus exacte que celle fournie sur soixante-sept mètres carrés par Véronèse en 15633.

Il faut bien reconnaître que le mystère des six vases reste entier. Regardez bien chez vous, on ne sait jamais.

André Deyrieux

  1. Édition de 1932. ↩︎
  2. Quand il est exposé, ce qui n’est pas le cas en ce moment. ↩︎
  3. Voir ci-dessus Les Noces de Cana, au Louvre. ↩︎

9 réflexions sur “Où as-tu encore rangé les vases des noces de Cana ?

  1. Nadine Franjus

    On n’est pas à un mystère près dans cette bible. Si un vase en terre peut rester entier pendant 2 000 ans c’est un miracle de plus. On ne dira rien sur la qualité du vin artificiel fait sans raisin, ça rappellerait trop les magouilles du négoce fin XIe en France. Mais ce n’est pas l’esprit de cette belle histoire

    Merci Monsieur le guide pour cette enquête à travers les âges. On te suit volontiers dans les boucles antiques.

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  2. Le miracle le plus évident concerne, à mon avis, l’immense culture qui habite ta personne ! Élu des dieux, ou de Dieu, tu distilles à merveille les liqueurs intellectuelles qui sont pour nous des breuvages salutaires…

    Merci de bien vouloir poursuivre cette mission céleste.

    Amitiés

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    1. andredeyrieux

      Merci Georges, mais ai-je du mérite ? Il faut confesser que c’est plus facile quand on a vécu directement tous ces événements.

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  3. Ce qui est assez remarquable concerne le remplissage préalable des vases avec de l’eau. Tant qu’à faire un miracle, Jésus aurait pu épargner cette corvée aux valets et faire apparaître directement du vin dans les vases. Il y a là sans doute une parabole ou quelque chose dans ce genre…Je compte sur toi pour percer ce mystère.

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    1. andredeyrieux

      Je suppose effectivement du lourd en matière théologique, mais voici mon humble avis.

      D’abord, les jarres sont destinées à recevoir l’eau pour les ablutions avant et durant le repas. Je les vois mal être, en pleine noce, détournées directement de leur usage rituel. Pourquoi pas du Coca dans un bénitier ?

      Elles reçoivent donc de l’eau ; le miracle se produira discrètement durant le transport des jarres, sans intervention du Christ dirait-on (n’a-t-il pas déclaré : « Mon heure n’est pas encore arrivée. » ?). Charité discrète : « la charité ne se vante point, elle ne s’enfle point d’orgueil » (Corinthiens, 1, 13:4)

      Sur le plan symbolique, la transformation d’une eau rituelle en vin christique marque bien le changement de paradigme…

      Sur le plan de la foi, tu ne crois quand même pas que le Christ va tout faire à ta place ? Remplis-toi d’abord d’eau pure et tu mériteras peut-être qu’elle se change en vin ! Non mais.

      Sachant qu’on ne connait que sept paroles prononcées par la Vierge, je trouve ça rassurant que l’une d’entre elles soit : « Ils n’ont plus de vin. »

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