« No rain, no rain… » (ODG Blues)

A l’époque où j’ai grandi, on parlait encore de la dictature du Prolétariat. Le Parti Communiste Français se demandait alors s’il fallait conserver ce dogme du Marxisme. Il a fini par l’abandonner, par le sacrifier sur l’autel du parlementarisme, comme l’Eglise catholique a abandonné les prêches en chaire.

Aujourd’hui, qu’on soit communiste ou pas, il semble qu’on s’en remette à la démocratie. A priori, c’est bien.

Mais reste une question sans réponse depuis l’invention du concept, par les Grecs, je crois: le nombre a-t-il toujours raison? Cent personnes qui n’y connaissent rien doivent-elles imposer leurs vues à une personne qui sait de quoi elle cause? Et cent besogneux doivent-ils prendre le pas sur un seul talentueux?

Je ne parle pas du sport, de l’art ou de la politique. Non, je parle de ce que Jim dénonçait récemment sur ce même site, en courageux et teigneux bull-dog de la chronique vineuse qu’il est: à savoir, la dictature des obscurs marketteurs en chambre qui veulent imposer à la future AOP Touraine de se recentrer sur le sauvignon.

Jim a fourbi et fourni tous les arguments utiles à ce débat, aussi ne traiterai-je pas de l’aspect technique et commercial de la question. Je resterai dans la sphère « philosophique » et mettrai en exergue de ma péroraison la phrase célèbre (d’Audiard, je crois): « Ce n’est pas parce qu’on a rien à dire qu’on doit fermer sa gueule ».
Cette phrase me semble correspondre à merveille au fonctionnement de ces hauts lieux de la pensée judéo-chrétienne en charge de réécrire les cahiers des charges de nos chères appellations; j’ai nommé les ODG.

Mais quelle est au juste la mission d’une ODG (alias Organisme de Défense et de Gestion)? Reprenons les textes fondateurs : «L’ODG contribue à la préservation, à la mise en valeur des terroirs, des traditions locales et des savoir faire ainsi que des produits qui en sont issus».

En d’autres temps, j’aurais versé une larme. Mais aujourd’hui, j’ai l’œil sec. Sans doute l’effet du sauvignon que je prends en collyre.

L’ODG n’est pas à proprement parler un syndicat, puisque chaque déclarant de récolte est membre de droit (pour autant qu’il cotise). Mais le plus curieux, c’est que malgré ce bel esprit d’ouverture, la démocratie y est largement biaisée. En effet, la règle «un vote une voix» n’y a pas toujours cours.

A titre d’exemple, voici ce que prévoit l’ODG des Bordeaux Liquoreux: une voix par déclarant, plus une voix par tranche de 5 hectares, à concurrence de 10 voix maximum.
Concrètement, M. Botrytis, qui possède 5 ha de vignes dans l’Appellation, pèse deux voix. Une pour lui même, une pour ses 5 ha. Mais Mme Cryo, qui en possède 50, pèse 11 voix (note de l’auteur: les noms des personnes citées dans cet exemple ont été changés pour respecter leur anonymat).

On ne peut exclure, bien sûr, que certains, parmi les plus gros propriétaires de vignes soient membres d’une même coopérative de producteurs, et votent de manière concertée: dans ce cas de figure, leur poids sur les décisions de l’ODG deviendrait déterminant.

Imaginons par ailleurs un instant (juste pour le plaisir de l’argumentation) que les plus gros producteurs soient aussi les plus gros utilisateurs de fertilisants et de pesticides; on les voit mal accepter lors d’une assemblée de l’ODG des contraintes draconiennes en matière de rendement et de culture propre.

Imaginons aussi que ces gros producteurs ne vinifient pas eux-mêmes, mais qu’ils apportent leurs raisins à la coopérative. On a peine à croire qu’ils seraient très regardants en ce qui concerne les règles de vinification.

Imaginons enfin que ces gros producteurs soient payés en fonction des ventes potentielles des vins de la coopérative susdite, ou du négoce, qui aurait conclu avec de gros clients un contrat pour un cépage donné – prenons le sauvignon, par exemple. Croyez-vous qu’ils ne voteraient pas en faveur d’un projet qui permettait d’augmenter la capacité à fournir ce cépage, même si c’est un calcul à très court terme ?

Et pensez-vous que la diversité, l’histoire, la belle rhétorique des appellations protectrices d’un savoir-faire et d’une tradition pèseraient bien lourd face à cette perspective sonnante et trébuchante?

Oh, bien sûr, ces gros producteurs riches en droits de vote feraient les choses dans les règles; sans doute ne présenteraient-ils même pas leurs projets eux-mêmes, ils délègueraient pour ça d’autres vignerons. Des purs, des paysans; peut-être un petit peu endettés, et surtout un peu limités en termes d’analyse marketing.

Bien sûr qu’il se trouverait d’autres vignerons, encore des purs, mais moins dépendants des grands contrats de la coopérative ou du négoce pour protester, pour argumenter que l’AOC n’est pas le cépage, qu’il y a des IGP pour ça. Mais à deux voix contre onze, que pourraient faire ces exaltés de la typicité?

Ajoutez à cela, comme me le faisait remarquer l’ami Michel Smith, que bon nombre de vignerons, et pas des moins qualitatifs, pratiquent la politique de la chaise vide, soit par désintérêt (parce qu’ils vendent leur marque avant de vendre leur appellation), soit par manque de temps. Etonnez vous après ça que les décisions prises ne soient pas toujours très inspirées…

Quand le «plus-produisant» s’appuie sur le «moins-comprenant», pour parler comme dans les powerpoints, ou quand les cons fournissent du carburant aux escadrilles de gougnafiers, pour parler comme dans l’aviation d’affaires, il y a du monde dans le ciel.

Et maintenant, on fait quoi? Et bien on se manifeste, amis blogueurs. Tout récemment, la blogosphère vin s’est mobilisée pour un vigneron; elle lui fera peut-être passer le cap de la crise qui menaçait de le contraindre à arrêter son activité. C’est beau. Mais que pensez-vous de sauver une appellation en danger dans son ensemble?

« If we think very hard, maybe we can stop this rain, » comme disait Neil Young à Woodstock. « No rain, no rain, no rain… » J’attends vos commentaires…

Hervé Lalau

3 réflexions sur “« No rain, no rain… » (ODG Blues)

  1. Reggio

    Fonctinnement des ODG : démocratie aussi opaque qu’une election du Politburo et liberté aussi évidente que dans les couloirs de la Loubianka…

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  2. L’art du marketeux est de vendre ce qu’on lui donne à vendre.
    Faire de la politique, fut elle vineuse, n’est pas son taf.
    Sauf si on le paye pour cela. Mais il sait parfaitement qu’il n’en a pas la légitimité.
    Pour le reste, la rebellion fait toujours du bien. Surtout dans une démocratie d’opérette!

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  3. Bien sûr la préférence serait de changer les règles de l’ODG pour attribuer un seul vote par vigneron, mais ça c’est probablement une lutte difficile (contre les plus grands domaines etc). Autrement, c’est une fonction de diffuser cet argument parmi les oenophiles, parce qu’ils sont les plus probables à opposer une AOC sans ses cépages indigènes ou sans de la diversité. Je ne me peux pas imaginer que la plupart des amateurs de vin veulent déguster/boire ‘le même vin’ à plusieurs reprises.

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