Pathétiquement français

Je ne vais sans doute pas me faire que des amis avec ce billet, mais qu’importe, il faut que ça sorte.

J’ai reçu hier matin un communiqué du groupe Millésimes, qui se vante d’avoir acheté chez Christie’s la caisse de vin la plus chère jamais vendue en France.

A savoir, 12 bouteilles de Cheval Blanc 1947, pour la modique somme de 131.600 euros.

Je ne sais pas ce qui me choque le plus dans l’affaire.

Le prix? Oui et non. A 80.000, à 110.000 ou à 131.600 euros, mon exaspération aurait été la même: aucune caisse de vin ne « vaut » ce prix, pas plus, d’ailleurs, qu’un tableau ou une sculpture,un lingot d’or ou un mètre cube d’air. C’est la rareté qui fait le prix, indécent, en l’occurrence, car sans aucune commune mesure avec son coût de revient.

D’autre part, comme dans le cas des tableaux de maître, ce n’est pas l’auteur de l’oeuvre qui  profite de cette déraisonnable inflation. Mais j’ai déjà eu l’occasion de pester à ce sujet, ici même; je n’y reviendrai pas. Et puis, chacun est libre de dépenser son argent comme il veut, voire de le brûler en public.

Car ce n’est pas le pire.

Le pire, pour moi, c’est la déclaration de l’acheteur, Aubert Bogé. Je cite le communiqué:  «Je suis tout simplement fier et heureux que cette caisse si exceptionnelle et quasiment unique reste en France, son pays d’origine».

Mais qu’allez-vous mêler la France à votre achat, Monsieur Bogé?

D’abord, boirez-vous ces bouteilles? J’ai bien peur que vous ne les mettiez plutôt dans  un coffre (quitte à les revendre un jour). La France n’aura guère l’occasion d’en profiter. En tout cas, pas la toute petite parcelle de France que je représente, très modestement.

Et en quoi eut-il été pire pour la France du vrai vin, celle qui produit pour que le vin soit bu, que cette caisse prenne le chemin de Hong Kong, de Moscou ou de New York? A tout prendre, je préférerais que votre Cheval Blanc galope au fond du gosier d’un riche Chinois, plutôt qu’il ne ronge son frein dans une thermocave blindée.

Même si je ne me fais pas d’illusion; dans ce genre de ventes, que l’acheteur soit de Pékin, de Sarcelles ou de Vladivostok, ce n’est bien souvent pour lui qu’un investissement.

M. Bogé, je vous félicite pour le beau coup de publicité que vous avez réalisé. Voila qui permettra sans doute à votre firme de gagner quelques points de notoriété – jusqu’à New York ou Hong Kong. Cela pourrait vous être utile si jamais vous deviez lever de l’argent auprès de bourses étrangères.

Je ne vous connais pas, vous êtes sans doute quelqu’un de très bien – d’ailleurs, vous vendez du vin. Mais je trouve pathétique votre conception du « pré carré » – ou plutôt, du pré hexagonal. Pour moi, le vin est à tout le monde, pour autant qu’on sache l’apprécier. Les Français n’ont pas le monopole du bon goût.

D’ailleurs, puisqu’on parle de goût, si vous voulez le fond de ma pensée, je crois que ce vin devrait déjà être bu depuis pas mal de temps.

Je pense aimer mon pays autant que vous. Français de souche (pour autant qu’on me permette encore de revendiquer cette appellation, à l’heure de l’« en commun »), je vante son patrimoine aussi souvent que je le peux. J’ai une « certaine idée de la France », de sa richesse culturelle, de son ouverture, aussi, dans le respect de son identité. Je n’ai pas le temps de tartiner 50 pages là dessus à l’attention de M. Ayrault, mais le coeur y est.

Quoi qu’il en soit, mon patrimoine, je le souhaite vivant. Partagé par le plus grand nombre. Et en ce qui concerne le vin, abordable et donc buvable.

N’y voyez aucune outrecuidance de ma part, mais je vais me permettre de vous donner un conseil. Un conseil de communicant. Puisque votre coup est réussi, puisque vous êtes maintenant au Guinness Book des Records pour la quille-la-plus-chère-de-France, ouvrez votre caisse. Sortez une bouteille et buvez la avec votre famille. Les 11 autres, offrez-les aux Restos du coeur ou à l’association caritative de votre choix (française ou autre).

Non seulement ce sera un beau geste, mais en plus, ça risque d’être bon pour votre image.

Hervé

 

9 réflexions sur “Pathétiquement français

  1. Et puis tant mieux que ces bouteilles aient été vendues… Comme ça Matignon va pouvoir – je l’espère – les remplacer par de multiples flacons de Cahors, des vins de Loire et quelques crus de l’Aveyron ou des Pyrénées-Orientales.

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  2. mauss

    … et pourquoi pas jurassien, bourguignon, savoyard ou même lorrains, Beau Ténébreux ?

    Je sais, je sais : tu y a pensé mais ta plume … 🙂

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  3. Hervé,
    Ce billet est pathétique. Sur un point je suis d’accord avec toi, se vanter du prix d’achat est vulgaire.
    Ceci étant dit, il fait ce qu’il veut de son argent (Michel Chasseuil a gelé sa cave dans une fondation avec l’intention qu’on ne la boive pas !!!!) et s’il est heureux que les CB 47 restent au pays, nous sommes bien heureux quand un vignoble est acheté par un français et non pas par un chinois.
    Ce qui est pathétique, c’est de donner des leçons de générosité aux autres, comme tu le fais à la fin de ton billet. ça, c’est pathétiquement français. Que de bons sentiments quand ça s’applique aux autres !
    Quant à la référence au prix de revient, c’est la tarte à la crème du commentateur de vins qui lui sont inaccessibles.

    Tout ceci ne m’empêche pas de te lire avec plaisir et de te présenter mes amitiés,

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  4. Merci François, d’avoir pris la peine de me lire et d’argumenter. Je crois avoir écrit que chacun était libre de dépenser son argent comme il veut, sur ce point, 100% d’accord avec toi. Ce qui me choque, c’est le côté franco-français.
    Quant au fait de savoir qui est vraiment pathétique, de Millésimes ou de moi, peut importe, en définitive. Je suis une toute petite voix au milieu d’un tumulte de communication autour de ce « coup ». Et crois moi si tu veux, je suis tout sauf envieux.
    Je connais ta passion pour les vieux vins, que je respecte. Mais au moins, toi, tu bois les vins…
    Au plaisir de déguster un jour à nouveau ensemble.

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  5. georgestruc

    Cher Hervé,

    Très beau billet, comme d’habitude, empreint d’humanisme. Je crois que l’acheteur a voulu, en déclarant qu’il était heureux que ce lot reste en France, se donner une sorte d’excuse d’avoir mis autant d’argent dans une caisse de bouteilles qui n’ont de grâce que l’étiquette collée sur les flacons. Le contenu ? mystère… C’est de la spéculation pure et dure. Ces bouteilles ne seront jamais bues, ou alors par erreur un soir de grande confusion mentale !! Pas autre chose. Je suis certain qu’une remise sur le marché lui permettrait dès maintenant de les revendre à un prix nettement supérieur. Exemple, il y a quelques années, avec un meuble splendide d’époque Louis XV estampillé de Dubois, acheté un prix de fou par Akram Ojjeh, marchand d’armes et multimilliardaire saoudien dont les connaissances en matière de mobilier du XVIIIème français devaient être d’une minceur de papier à cigarettes, voire inexistantes, et ceci au grand désespoir des musées français et de quelques collectionneurs également français. Et bien, très peu de temps après, ledit acheteur a remis ce meuble en vente et en a obtenu un prix encore supérieur. Le fait de passer entre ses mains avait excité les collectionneurs de toute la planète qui ont mis en marche leur vanité pour pouvoir dire qu’ils l’avaient acheté à M. Untel, riche parmi les riches…
    Voir le vin, matière vivante, réduit à un produit seulement digne d’un coffre-fort a quelque chose, je ne dirais pas de « pathétique », Hervé, mais de particulièrement triste. Quelle aille où bon lui semble, cette caisse, ce n’est même plus le sujet. À Vladivostok, pourquoi pas, ou bien chez un néomilliardaire russe du sud de l’Oural.
    Ceci étant, déguster de très vieux vins relève d’un exercice périlleux. Il me semble que Michel avait parlé, au sujet de la vente des vins de la cave de l’Élysée, de la dégustation de vieux vins « moribonds », voire en observation à la morgue…Est-ce préférable que de les apprécier dans leur jeunesse ou dans la force de leur âge ? La deuxième solution est de loin la meilleure, mais il est concevable que des amateurs très éclairés et bons spécialistes de vins très vieux trouvent un plaisir sans pareil à les déguster ; ce qui est nettement préférable à les laisser dormir jusqu’à épuisement et à les découvrir un jour momifiés.

    Bonnes fêtes !!

    georges

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    1. J’ai bu Cheval Blanc 1947, bouteille mythique, six ou sept fois. Trois fois, le vin a été conforme à sa légende, et quand on est face à cette splendeur, boire ce vin est un moment de recueillement. Deux fois peut-être, grand vin mais pas vin superlatif, et deux fois décevant. Ce vin a des performances nettement plus faibles que d’autres vins de légende qui m’ont enthousiasmé.

      Que des gens comme Georges ne soient pas touchés par la grâce des vins anciens, c’est classique. Et je m’emploie par les occasions que j’ai d’ouvrir des vins anciens, à montrer à quel point ils ont des goûts qui transcendent les vins actuels. Et j’admets volontiers que des amateurs ne soient pas touchés par cette grâce.

      Rien n’indique que les vins de cette vente ne resteront que des produits de spéculation. C’est possible, mais donnons à l’acheteur le bénéfice du doute.

      Ce qui est dit sur la cave de l’Elysée est totalement faux car les plus vieux vins étaient de 1959, c’est-à-dire des vins en pleine force de l’âge. Il y avait notamment Pétrus 1959 un vin qui est absolument sublime.
      Méfions-nous des accusations stéréotypées qui ne sont pas fondées sur une réelle expérience. Les vins anciens sont un monde totalement passionnant de saveurs merveilleuses, totalement incomprises par ceux qui n’ont pas fait l’effort d’essayer de les comprendre et d’ouvrir les vins comme il convient.

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