La Suisse aussi a ses vins nature!

Notre collègue et ami Pierre Thomas nous parle des vins nature au pays de Guillaume Tell.

J’ai eu le privilège de participer à la première dégustation d’envergure de «vins nature» suisses: une soixantaine d’échantillons fournis par une vingtaine de producteurs. Ces vins ont été dégustés sur deux soirées, à l’aveugle et sans info. Grâce à l’œnologue conseil Richard Pfister, je me suis joint à la joyeuse équipe du bar à vins le Kavo, à Vevey, la ville qui s’efforce de ne pas s’assoupir entre deux Fêtes des vignerons (distantes de 25 ans ; la dernière a eu lieu l’été passé).

Des Suisses pour un cahier des charges

Si le Kavo veut proposer, parmi ses 200 références, 4 ou 5 «vins nature», c’est plus par intérêt des tenanciers que pour répondre à une demande, inexistante jusqu’ici. En revanche, plusieurs producteurs suisses proposent des «vins nature». Certains se sont même entendus ce printemps sur un «cahier des charges», sous l’égide de bio-Vaud et Suisse et le centre de compétences vitivinicoles fédéral de Changins. Ces vignerons penchent pour une démarche, intransigeante et sans intrant. Prérequis : une viticulture en bio, bio labellisé «bourgeon» (symbole suisse de toute culture bio) ou en biodynamie (demeter). Pas d’ajout de produit en cave, ni de levures dites sélectionnées, ni SO2 («sulfites»), et pas de filtration, même avant la mise en bouteille. Du «nature pur», donc.
Tous les vins dégustés à Vevey ne répondaient pas encore à ces critères, mais s’en approchaient. Certains ont été difficiles à obtenir : les producteurs entendent «apprivoiser» une clientèle potentielle et les «initier» à leur démarche singulière plutôt que de les jeter en pâture aux dégustateurs…

Orange, la couleur du troisième type

Richard Pfister, auteur du remarquable «Les Parfums du Vin» (Delachaux et Niestlé, 2013), parcourt de nombreux pays; et constate que de plus en plus de vignerons proposent des vins de ce type. Ainsi les «vins orange», soit, pour faire simple, des vins tirés de cépages blancs macérés. Dans la toute récente revue des anciens élèves de Changins (no 92, avril 2020), il témoigne : «Très à la mode auprès d’une frange grandissante de consommateurs d’aujourd’hui à la recherche de vins avec le moins d’intervention possible, les vins orange font l’objet de discussions pour le moins animées au sein des professionnels du vin. Produits avec peu, voire pas de SO2, macérés sur de plus ou moins longues périodes avec un contact accru avec l’oxygène, il est fréquent d’y flairer des notes considérées comme des défauts par une part importante des dégustateurs. L’éventail des possibilités est assez large, allant du diluant pour vernis à ongle à la noix, en passant par la trappe à souris et le vinaigre, pour ne citer que ceux-ci…»
Parmi tous les «vins nature», le «vin orange» occupe une place à part, une sorte d’OVNI (objet vineux non identifié), et légitime son existence aux côtés des vins «conventionnels»…

Dans cette catégorie, j’ai apprécié un chasselas L’Arlequin, de Fabien Vallélian, à Blonay (VD), sur des notes de pommes mûres, avec une finale épicée. Deux gewurztraminer, l’un d’Obrist à Vevey, l’autre de Javet & Javet, à Lugnorre, dans le Vully, tiraient leur épingle du jeu, même si la macération leur donne des arômes puissants de pétale de rose, un peu «too much», avec une amertume renforcée en fin de bouche, rançon des cépages aromatiques; Il y avait aussi le sauvignon blanc d’Anne-Claire Schott, à Douanne (lac de Bienne), au nez de mangue et d’abricot, puis d’ananas mûr et de raisin de Corinthe…
Il s’agissait là de vins jeunes, des 2019. Comme ce chasselas de la Ville de Lausanne, «Tout nu», au nez de poire mûre, avec des nuances lactiques sur 2019, radicalement différent du 2018, aux notes de paille, d’anis et de silex. Dans les autres cépages blancs, et en 2018 aussi, l’altesse du Domaine Cruchon, d’Echichens (VD), d’un bon volume, riche et souple, et un chardonnay Parcelle 902 du Domaine de la Ville de Morges, à la limite de la vendange tardive, mais avec une acidité vive, ne déméritaient pas.

Des «vedettes» pour «initiés»

La palme de l’extrême dans un style rappelant le vin jaune revenait à un Funambule 2017, d’Aurèle Morf, dont la Cave Saint-Germain se situe dans le Jura, à Moûtier, et qui s’est fait un nom chez les initiés avec sa gamme nommée «vins originels».
Dommage qu’en rouge, son cabernet jura 2018, un cépage adapté aux climats froids et résistant aux maladies cryptogamiques, planté à Moûtier, au nez floral et de bergamote, ait souffert d’une déviation, due sans doute à l’élevage, dans ses deux versions, macération longue ou courte… Autre «vedette» du registre, le domaine valaisan Mythopia, avec un rouge Blue Velvet 2018, un peu organique, avec du carbonique, mais au bon volume en bouche et une finale sur le jus de cerise ; mais d’autres y ont décelé le fameux «goût de souris» et même du vinaigre…

Et c’est bien un côté «sweet & sour» qui se dégageait d’un Dio Dio de Fifi 2019, de Julien Guillon, en Valais, fer de lance des «Swiss natural wines», au nez de rancio, là encore avec du carbonique, et avec une dominante de fraises macérées au balsamique. Pas inintéressant à table !
On est là face à des vins d’un registre différent des (goûts) conventionnels. Et Richard Pfister reconnaît que ceux qui veulent boire du «vin nature» recherchent précisément ce que d’autres, plus «orthodoxes», qualifient de défauts. Qui aime la musique sérielle n’apprécie pas forcément le baroque sur instruments d’époque…

Quelques flacons appréciés

J’ai apprécié, en vrac, le chasselas Bérolon 2018, des Paccot père et fille, à Féchy (VD), un chasselas aux lies travaillées, un rien tannique, proche du cépage, et Ally 2018, de Christian Vessaz, du Cru de l’Hôpital, à Meyriez, dans le Vully, autre chasselas floral, d’un joli volume, salin en finale. En rouge, un divico 2019 — le cépage suisse, croisement de bronner X gamaret ne nécessitant qu’un seul traitement à la vigne — d’Obrist et le gamay Nihilo 2019 du Domaine Cruchon, au nez de canelle et de cardamome, à la fois tendre et rustique, point trop extrait ; le pinot noir Aime-Terre 2018 de Javet & Javet, sur des notes griottes (du cépage) et coco (de l’élevage) ; un gamaret Sans fard du Château de Rochefort (Ville de Lausanne), 2017, aux notes marquées d’évolution (cuir et tabac), mais sur une matière complexe, et, du même millésime, Amphore, un assemblage rouge du Valaisan Albert Mathier, à la fois épicé, riche, aux notes de moka, aux tanins puissants, mais fins, d’une fort belle longueur. Ce producteur de Salquenen a importé plusieurs qvevris (des jarres en terre cuite) de Géorgie, berceau du «vin orange» il y a sept mille ans.

Son rouge était, à mes papilles, supérieur à son «vin orange» et à son blanc, décevant… Fait saillant, pour tous les producteurs — et je n’ai cité là que ceux dont les nectars m’ont paru les plus intéressants —, les vins se sont avérés très différents les uns des autres, en fonction du millésime, de la couleur (orange compris) ou du cépage. Pour l’amateur, le choix est évidemment déroutant. Et cette dégustation, à l’aveugle, montre à l’envi qu’on ne saurait y aller…les yeux fermés, quand bien même tous les goûts sont dans «le» nature. Et, selon la formule en latin, « de gustibus et coloribus non disputandur », ne se discutent pas!

Pierre Thomas

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