Série Emotion (4): Pierre Thomas

Cela fait un demi-siècle que j’ai débuté, le 1er septembre 1973, mon stage de journaliste professionnel dans les Préalpes de la Gruyère (mais oui, celles du fameux fromage…). Depuis ce jour, le vin m’accompagne, comme véhicule de découverte permanente, d’évasion et d’émotion, le plus souvent sans quitter une table de restaurant. Car c’est là que j’ai approché le noble breuvage.

Et en parlant d’émotion, puisque c’est le thème de cette série, en voici, non pas une, mais plusieurs:et si elles me reviennent en mémoire aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’elles sont autant d’étapes sur mon chemin de la connaissance et de la formation de mon goût.

Nous sommes au printemps 1974. J’embarque vers le sud, non pas sur la Nationale 7 (faut quand même pas me vieillir…) mais sur l’Autoroute du Sud. J’avais acheté, à crédit sur mon premier salaire, ma première voiture d’occasion : une mini Morris orange pétant. 

L’auteur vers 1974

J’en sors du côté de Bollène (j’y reviendrai souvent !) et m’arrête à Gigondas. Au caveau des vignerons, un kiosque au milieu du village, un retraité bourru, à grosse moustache et béret basque (dans mon souvenir ou celui du dessinateur Reiser ?), à qui il ne manquait que la baguette et le saucisson, servait dans des verres ballons trois gouttes de minuscules fioles. 

«Comment choisit-on ?», demandai-je aussi enjoué que naïf. 

«Y’a les prix, là…». 

«On peut goûter ?»

«Ouais, voilà…» 

«Et pour vous, lequel est le meilleur ?» 

«Je n’ai rien le droit de vous dire : faites votre choix…»

Eh bien, ça c’est du conseil ! On ne parlait pas d’œnotourisme dans ces temps et coins-là, n’est-ce-pas André Deyrieux ? J’achète trois bouteilles des trois vins à mon seul goût hésitant. A mon retour, je vérifie — était-ce dans le Guide Hachette ? — si «mes» crus sont référencés. Bingo ! Je me souviens encore de deux, le Château Raspail-Aÿ et L’Oustau Fauquet, qui n’ont pas failli depuis.

Etape suivante sur le chemin de la connaissance vinique, L’Oustau de Baumanière, aux Baux-de-Provence. Imaginez, un jeune homme à la fin du printemps, en pantalon de velours côtelé, épaisse chemise à carreaux en flanelle, s’installant seul dans ce trois étoiles Michelin. Monsieur Thuillier en personne m’avait accueilli. Et j’avais demandé au sommelier, impressionnant sous son tablier noir, autrement plus sympathique que le Gaulois de Gigondas, de me conseiller le vin. Il m’a fait découvrir non pas le châteauneuf-du-pape rouge, aussi capiteux que prestigieux à mes yeux, mais le blanc, rare alors. Celui du Domaine de La Solitude, en accord (ironique) avec ce jeune homme à cheveux longs, qui écoutait, l’air de rien, mais avec délectation, la conversation animée de la table d’à-côté.

 

Avec l’accent de la capitale, ces Parisiens partageaient leur dernier dîner avant la fin du monde, promise pour le week-end suivant. En effet, le 5 mai 1974, François Mitterrand avait devancé de 10 points Valéry Giscard-d’Estaing à la course à L’Elysée, promettant, avec les communistes sur son porte-bagage, le grand soir, un plan de nationalisations à grande échelle à la clé. Les convives d’à-côté envisageaient de devoir plier bagages en… Suisse. Pour mémoire, au second tour, le 19 mai, VGE l’emportera de justesse, obligeant Mitterrand à patienter sept ans.

Je reviendrai aux Baux-de-Provence, plusieurs fois, chez le regretté Jean-Daniel Schlaepfer, au Domaine des Lauzières, vigneron genevois visionnaire. J’apprécierai souvent, sans le rencontrer, Eloi Dürrbach et l’assemblage syrah-cabernet de son Domaine de Trévallon, dans ses Alpilles, parcourues un jour à vélo de course sous l’orage, dans une ambiance de Tour de France à la Luis Ocaña… On en buvait aussi dans une pizzéria de Pont-Saint-Esprit, à l’époque où, avec un groupe de potes suisses (et belges), nous avons, durant une douzaine d’années, «fait les vendanges» et élaboré avec un vigneron du coin, les cuvées des Amis de la Syrah, un vin de pays du Gard, finalement classé en côtes-du-rhône, après dégustation d’agrément. 

Au retour, je m’arrêtais régulièrement à La Beaugravière, restaurant mythique de Mondragon. Où nous avons croisé un jour l’Irlandais John Livingstone, dans la cave, devant une alignée de bouteilles : son CV (www.drinkrhone.com) précise qu’il goûte les vins rhodaniens depuis mars 1973… lui aussi ! Mais avec une systématique que je n’ai pas cultivée, m’ouvrant sans cesse à d’autres horizons…

Ce jour-là, nous avions joyeusement partagé quelques châteauneufs-du-pape d’anthologie de Reynaud et autres Bonneau ou Beaucastel, débouchés sur place à cadence enfiévrée… Une autre fois, un sommelier belge de passage, jeune père dont le bébé pleurait dans son couffin tandis que sa mère s’impatientait bruyamment, avait laissé un chantier de canons inachevé, que le sommelier nous avait livré en pâture pour notre plus grand plaisir!

Et puis me revient une autre anecdote : j’étais descendu pour passer le cap de l’année — laquelle ? — avec mon amie d’alors dans un mas, près de Saint-Rémy, qui avait hébergé Nostradamus. Nous n’étions manifestement pas tombé sous la meilleure étoile. J’avais conduit ma première décapotable péniblement, dans la neige qui tombait dru, jusqu’à bon port. Puis, une crève carabinée m’avait tenu au lit. Tandis que ma compagne dînait seule au restaurant, j’ai fait monter dans ma chambre le flacon le plus cher de la carte, une bouteille de Côte-Rôtie La Mouline de Guigal, que j’ai épuisée à petites gorgées, sur trois jours…

A défaut de me laisser un souvenir que mes papilles et mon cerveau ankylosés furent incapables de décrypter, cette fameuse syrah a forgé chez moi la propension à considérer ce cépage comme le plus fascinant depuis la haute vallée du Rhône, le Valais, donc, jusqu’à la Provence… J’avais même le projet d’en faire un «road movie» rhodanien. J’en avais discuté avec un éditeur. Il m’a fait savoir qu’il avait confié le projet à quelqu’un d’autre…

Je le confesse : la syrah reste mon soleil, mon Sud, mon Grâal.

Pierre Thomas

3 réflexions sur “Série Emotion (4): Pierre Thomas

  1. Nadine Franjus

    Nous partageons un Graal avec la syrah et tout particulièrement La Mouline de Guigual qui était La cuvée familiale. Je comprends ton émoi et je crois me souvenir des sensations qu’elle provoquait sur mes jeunes papilles. Il y a dans cette syrah septentrionale un velouté savoureux qui rappelle le jus de rôti avec des herbes et des oignons fondus, c’est rassurant et appétissant avec ce petit tour de Zan qui la dynamise.
    Cette série émotion semble convoquer des souvenirs anciens.

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  2. andredeyrieux

    De belles émotions œnotouristiques en jolies voitures, à laquelle s’ajoute celle (l’émotion) de voir l’auteur photographié au siècle dernier (il y a près d’un demi-siècle, en 1974).

    Aimé par 2 personnes

  3. Les Syrahs du Nord (de la vallée du Rhône, s’entend) sont merveilleuses. Celles du sud peinent à manifester leurs qualités ; vendangées souvent pas assez mûres, fréquemment mal implantées ; des tannins « rustiques » heurtent le toucher de bouche ; elles ne parviennent pas à la cheville du Grenache, le roi des lieux. Et sont utilisées pour augmenter l’intensité colorante imposée par le cahier des charges des Côtes du Rhône. Stupide ! Que de fois des Grenaches sublimes sont-ils ainsi abimés par de la Syrah rustaude…Aïe, je vais prendre des volées de sarments bien aoutés !

    Aimé par 2 personnes

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