La route du fer

Fer, servadou, braucol, mansois, pinenc, camirouch, chalamoncet, queufort, arrouya ou encore estronc. Ce cépage qui change de nom au gré des régions fait le bonheur de plusieurs appellations du Sud-Ouest. Et si derrière cette foison de noms, se cachait un futur winner à la loterie des cépages internationaux?

Un peu d’étymologie…

Son premier patronyme, le plus répandu, est fer. Un nom qui, selon certaines sources, serait dû à la dureté de son bois. Quant au mot servadou, qui lui est souvent accolé, il témoignerait de sa bonne conservation, (servar, en occitan, veut dire «garder, conserver»).

A Gaillac, il prend le nom de braucol. Et là où cela se corse, c’est quand l’étymologie nous dit que ce mot viendrait de brasc, cassant – pas vraiment à l’image du fer, donc.
Le nom de pinenc (celui qu’on lui donne à Madiran), lui, évoquerait la forme de ses grappes, semblable à la pomme de pin.

Celui de mansois, comme pour le manseng gascon, serait à rapprocher de la manse, ou manoir.

Le nom de camirouch, lui, se rapporterait à la couleur rouge de son tronc.

Quant au nom d’estronc, je vous laisse en trouver l’origine.

En résumé, nous aurions affaire à un cépage résistant, aristocratique quand il n’évoque pas la fiente, dur mais cassant, à tronc rouge et aux grappes en forme de pomme de pin…

Sur le chemin de Saint-Jacques 

Revenons cependant au mot fer. Plutôt que de ferrum, le fer, d’aucuns le font descendre de ferus, sauvage – évoquant au passage une parenté possible avec des vignes sauvages (lambrusques ?) ou la biturica des Romains. 

Mais d’où vient-il? Pas si facile de trancher. Comme il fait partie de la famille des carménets, bon nombre d’ampélographes lui attribuent des origines basques – certains font de lui l’ancêtre de cette famille, et pensent qu’il aurait pu être ramené d’Espagne par des pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques.

La « Via podiensis », du Puy à Saint-Jacques en passant par Conques, Moissac et Roncevaux, aurait contribué à la diffusion du fer.

Sa présence à Marcillac, près de Conques, abbaye et passage important pour les pèlerins français sur la Via Podiensis, en serait un témoignage. Sauf que cela pourrait marcher (c’est le cas de le dire) dans les deux sens ; rien n’empêche de penser que le fer (ou mansois) soit originaire du Rouergue, qu’il ait essaimé vers le sud, et qu’au fil des croisements, il ait enfanté le gros cabernet et le carménère, puis, d’autres membres de la famille comme le cabernet franc, le cabernet-sauvignon, le merlot, etc… D’autant qu’on ne retrouve de fer, ni sur la Via Turonsensis (celle de Tours et Bordeaux), ni sur la Via Lemovisensis (celle de Limoges, par Bazas et Périgueux). Mais bien à Marmande, en Agenais, où passait naguère un bras secondaire de la Via Podiensis.
Quoi qu’il en soit, la « route du fer » illustre à merveille ce grand axe de la viticulture du Sud-Ouest qu’est le Chemin de Compostelle, lui qui traverse la région du Nord-Est au Sud-Ouest, reliant plusieurs îlots viticoles qui, bien qu’apparemment isolés, ont partagé pendant des siècles une histoire commune. 

Le deuxième grand axe de la viticulture régionale, qui croise le précédent, les deux formant un grand X, n’est autre que la Garonne.

En égrainant les étapes du Chemin des Etoiles, on énumère aussi les régions viticoles où le fer s’est installé : Rouergue, Albigeois, Brulhois, Armagnac et Béarn (on ne le trouve pas, ou plus, dans le Pays basque, par contre).

Forts en fer

C’est à Marcillac que le fer tient le premier rôle, avec 90% de l’encépagement ; de même qu’à Entraygues-et-Fel  – ce sont d’ailleurs les seules appellations où on le trouve facilement in purezza – un argument pour les partisans d’une origine locale. A Gaillac (où il représente plus du quart de l’encépagement, et même 40% des rouges, certaines cuvées sont également très fortes en fer (ou plutôt en braucol). En Côtes-du-Brulhois, où il occupe un quart des surfaces, à Madiran (15%) et à Saint-Mont (où il doit constituer 20% des cuvées minimum), il joue également un rôle important. Il fait aussi partie des cépages autorisés dans les AOC Côtes-du-Marmandais, Béarn, Fronton, Tursan, Côtes-de-Millau et Estaing. 

Le vignoble de Marcillac, à Clairvaux (Photo Aderul)

En France, sa surface est en augmentation (1.584 hectares en 2018, contre 1.248 en 1998, et 952 ha en 1958). On en trouve également quelques îlots en Australie. A titre d’exemple, la maison Forester, dans la Margaret River, propose ainsi depuis quelques années une cuvée 100% fer, nommée «Jack out the Box», qui collectionne les prix et les mentions flatteuses dans les guides australiens. Notre cépage si typiquement «Sud-Ouest» y côtoie sans façon la syrah et le cabernet.

Sa forte teneur en anthocyanes et catéchines a de quoi intéresser les partisans du French Paradox, comme ce fut le cas du petit verdot, par exemple. Des vignerons à la recherche d’un cépage différent, qui leur permette de sortir des sempiternels plants internationaux, pourraient donc bien miser sur ce très vieux plant qui a montré, au fil de l’histoire, une incroyable résilience. Même le phylloxéra n’en sera pas venu à bout.

Sa culture, cependant, peut s’avérer délicate, car sa fertilité est assez irrégulière ; non seulement les bourgeons sont relativement clairsemés, mais de plus, tous ne débourrent pas ; en outre, il est assez sujet à la coulure. Par contre, avec leur pédoncule ligneux, les grappes sont solidement accrochées. Et s’il craint l’oïdium et la cicadelle, il est plutôt résistant au mildiou et à la pourriture grise.

Comme tous les cépages, et plus particulièrement les carménets (une famille plutôt tannique), la qualité des vins qui en sont issus dépend beaucoup de la maturité des raisins.

En sous-maturité, il présente les mêmes notes assez envahissantes de poivron vert que ses cousins/neveux les cabernets. Mais quand il est mûr, il offre de jolis arômes de cassis, de cerise et de framboise. La bouche est généralement ferme, bien structurée, agréablement épicée; et dans les meilleurs vins, les tannins sont bien juteux. Le fer a besoin de voir le soleil, aussi est-il important de ne pas laisser trop de feuilles le masquer.

Le fer, c’est bien, mais le boire, c’est mieux !

Mon but, ici, n’est pas d’écrire l’encyclopédie du fer, mais d’en donner quelques illustrations.

Quelques producteurs ont bien voulu répondre à mon appel à échantillons, j’en ai sélectionné huit – deux Gaillac, quatre Marcillac, un IGP Comté Tolosan et un IGP Aveyron, à l’aide de mes complices habituels, Marc Vanhellemont, Daniel Marcil et Johan Degroef, ainsi que de notre amie Nadine Franjus, pour le Comté Tolosan. Un prochain article, consacré aux Gaillac rouges, permettra sans doute d’en évoquer d’autres.

IGP Comté Tolosan Famille Arbeau « On l’appelle Braucol » 2020

Robe pourpre clair. C’est léger au nez, il y a comme une odeur de forêt après la pluie. Une fraîcheur de fougère mêlée à celle de la terre mouillée. On sent des petites baies sauvages entre fraise et myrtille, des épices douces et le paprika pilé qui relève le tout. Même histoire en bouche avec une trame fondante, les tanins sont longs à s’exprimer mais viennent combler la bouche en douceur. C’est frais et savoureux. Sur la contre-étiquette s’alignent tous les petits noms du fer: piec, caillaba, arrouya, aubèze, petit bordelais, manes, mansois, Salebourg, petit mourastel, panereuil, couahort, véron, gabarnac, camirouch, estronc, pienc, queufort, levadoux…

Mais ici, au bord du Tarn, mais pas très loin de Fronton, on l’appelle braucol, comme le rappelle le nom de la cuvée. 12°. 

https://www.arbeau.com/

Gaillac Vinovalie « Rébus » 2020

Violette et, poivron mûr, fleurs et fruits au nez, on hésite entre le malbec et le cabernet – et puis non, c’est encore autre chose. La bouche fine regorge d’épices, mais présente aussi pas mal de rondeur, la douceur des baies sauvages, du sureau, mêlé d’une note de sous-bois ; une bonne acidité vient équilibrer le tout, c’est sapide et très typé. Et qu’est-ce qu’on mange avec ce vin ? Nous avons pensé à du mouton, ou à du gibier, des viandes fortes en goût.

Prix de vente consommateur: 5,60 euros sur le site de Vinovalie.

http://www.vinovalie.com/

Gaillac L’Enclos des Braves « Faut pas s’en fer » 2019

Une explosion de petits fruits au nez (cassis, myrtille), mais aussi de la violette. La bouche a fait l’unanimité des dégustateurs : «Elle a un côté sauvage», «Cela claque au palais». «Les tannins sont très juteux». «J’adore». Bref, un fer qui met le feu.

On le verrait bien avec de l’agneau ou du marcassin. Servir un poil rafraîchi. 13,5%

L’Enclos des Braves (Rabastens), Nicolas Lebrun, contact@lenclosdesbraves.com

Marcillac Domaine du Cros VV 2019

Le nez gourmand de framboise et de groseille est une invitation pleine de charme à mettre le vin en bouche et il ne déçoit pas; sa fluidité (au sens gouleyant du terme), son côté aérien, son élégance ont fait l’unanimité. La pointe d’acidité en finale aussi, car elle participe d’une impression joyeuse. La contre-étiquette indique que se vin se gardera encore dix ans. Mais qui aurait cette patience et cette abnégation devant un tel plaisir immédiat?

www.domaine-du-cros.com

Marcillac Domaine des Boissières Lias 2020

Ici encore, un nez très ouvert qui donne envie. Floral, d’abord (pivoine, iris) puis framboise. Nos dégustateurs ont parlé d’« un vin pour boire, pas pour réfléchir ». Si ce n’est pas la définition d’un vin sensuel… Quant à moi, sans jeu de mots, j’y ai trouvé un côté ferrugineux qui me ramène à mes jeunes années, quand je buvais l’eau d’Orezza à la source.

https://www.domainedesboissieres.com/

Belgique: http://www.adbibendum.net/

IGP Aveyron Mas Montrozier « F-Servadou » 2020 

Belle concentration de fruit au nez comme en bouche;  c’est très juteux, avec aussi, en filigrane, de la rose. Les tannins sont présents, mais lisses, le vin semble couler longtemps en bouche, sans interruption. Beaucoup de présence, du volume, de la mâche, et pourtant, 12° seulement à la pesée.

@domaine_montrozier

Marcillac Laurens « Le Dernier Lion » Elevé en jarres

Cerise griotte, groseille et pivoine; au nez; mais ce qui frappe le plus, dans ce vin, c’est son toucher de bouche, suave, certes, mais pas sans relief. Et son exceptionnelle fraîcheur, qui n’a pourtant rien de mordant. Il serait facile de dire que c’est dû à l’élevage en jarres de terre cuite (12 mois), à moins que ce ne soit l’altitude des vignes, sur terrasses calcaires. Je n’en sais rien. En tout cas, c’est un vin d’une grande classe, qui semble marier fruits et fleurs, lisse et rugueux, jeunesse et sagesse. Le dernier lion rugit mais sa crinière est douce.

https://www.domaine-laurens.com/fr/

Marcillac Lionel Osmin Fer de Soif 2020

Le nez d’abord discret s’ouvre à l’aération, offrant pêle-mêle du tabac blond, du cassis et des notes d’humus et de fleurs séchées. La bouche est souple, presque tendre, mais se dynamise d’une pincée de poivre noir, les tannins s’imposant dans un second temps. «On dirait de la soie», ai-je lancé à la volée. On termine avec quelques notes de mousseron. Voici un fer plus «forgé», plus souple, éminemment gouleyant, mais pas moins intéressant. 13% d’alcool.

Pour l’accompagner, Lionel Osmin nous conseille un pot au feu ou une blanquette de veau, par exemple.

https://www.osmin.fr/

Hervé Lalau

8 réflexions sur “La route du fer

  1. Nadine Franjus

    C’est passionnant cette recherche sur le cépage et bien écrit. En séjour à Gaillac, j’ai dégusté beaucoup de cuvées à base de Braucol dont les vignerons savent exploiter le caractère singulier (peut-on dire identitaire?). Assurément il a des qualités qui le portent en première place pour l’adaptation aux changements climatiques d’une part et sociétaux d’autre part. Je vous raconterai ça bientôt sur ce même blog.

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  2. C’est bien sympa cette histoire de cépage qui nous rappelle celle de Compostelle. Et ces cépages anciens sont pour moi une alternative aux aléas climatiques. Ton récit est assez prenant pour qui s’intéresse quelque peu à l’histoire bien entendu. Et pour les avoir dégusté avec toi, le Fer c’est d’enfer, facile.
    Marco

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  3. Merci pour cette évocation d’un de mes cépages préférés.
    Première découverte, il y a bien longtemps, avec un de ses apôtres, le vigneron ampélographe Robert Plageoles et son Braucol, puis l’excellent Domaine du Cros que tu as aimé, en Gaillac, avec ses vieilles vignes de Servadou.

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  4. David Cobbold

    Formidable article Hervé, aussi recherché que ben écrit. J’en ai appris plein de choses, La coïncidence veut que je vis à temps partiel sur la route de St. Jacques que tu désignes, entre Moissac et La Romieu. Cela donne l’envie d’en planter !

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  5. Merci pour ce bel article sur un cépage qui le mérite bien. Notre cuvée spéciale « 10e anniversaire des Rencontres des cépages modestes » est un 100% Mansois du domaine du Cros, de sa cuvée de base « Lo Sang del Païs ». Mais il faut aussi goûter « Cambouzils » du domaine de La Carolie, un extraordinaire rapport qualité/prix !
    Jean Rosen dit Petit Verdot

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  6. Daniel Marcil

    Quel plaisir de te lire et cela d’autant plus que j’ai eu le bonheur de participer à cette formidable dégustation, ponctuée de jolies chansonnettes que toi seul a le pouvoir d’amener avec un sens aigu de l’à propos. Comme « dans la vie il ne faut pas s’en FER ».

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    1. Merci l’ami, pour ton commentaire et pour ta participation à nos dégustations, qui surtout depuis le COVID, sont un lien très important pour moi.

      Pas étonné, au demeurant, que le fer nous soude.

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