Du lourd au pied du sapin suisse

Deux gros ouvrages me sont parvenus en cette période de Noël. Leur titre dit tout de leur contenu.

Le premier est une somme, «Le Patrimoine culinaire suisse», une vaste enquête de Paul Imhof, dans tous les cantons, pour en extraire la substantifique moelle. Le second, «Châteaux, vignes et grandes familles», d’Andreas Z’Graggen et Markus Gisler. Dans les deux cas, il s’agit d’un travail de journalistes, ayant publié longtemps pour des journaux zurichois, et désormais à la retraite. Et donc de traductions, fort bien faite pour le premier, hélas plus approximative pour le second, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer les vins et leurs subtilités…

On ne saurait manger sans boire – et réciproquement. Pourtant, dans son livre de 720 pages, Paul Imhof a dû renoncer à parler des vins, dont il est aussi un spécialiste, même si la notion de «terroir» fait souvent référence au liquide plus qu’au solide. Une bonne quarantaine de produits suisses «solides» ont déjà été enregistrés en AOP et en IGP. Dans un «menu suisse» récapitulatif, l’auteur énumére le «sauser» (moût) schaffhousois et le «vin du glacier» valaisan, évoqué dans le corpus, et le «mirabellenschnaps» (eau-de-vie de mirabelle) bâlois, entre la «sèche» (gâteau salé) neuchâteloise et la «meringue et crème de Gruyère» et le «rueblicueche» (gâteau sucré à la carotte) argovien et une série de plats suisses.

La viticulture, «activité secondaire»

Imhof rappelle que jusque dans les années 1970-80, la viticulture suisse était une «activité secondaire», pratiquée le plus souvent par des exploitations paysannes mixtes et des coopératives… Il a fallu, Imhof dixit, des pionniers du chardonnay et de la barrique pour que les Suisses, protectionnistes, ne soient plus «obligés de boire du vin blanc officiel» (sous-entendu du chasselas et du riesling X sylvaner). Les Valaisans se sont alors «soudain souvenus de leurs anciens cépages», cités dans un document de 1313, mais qui avaient failli disparaître jusqu’au dernier cep… Et, dans les années 1980, il fallut quelques hardis vignerons tessinois du Malcantone (sous-entendu nés au nord du Gothard) pour que «le merlot passe des boccatini (sorte de pot en terre cuite) aux verres à bordeaux». Puis, la limitation fédérale de la production, en 1993 — trente ans à peine, donc ! —, pour que le vin suisse vise — enfin ! — l’excellence… Paul Imhof, au passage, rend hommage à la Mémoire des vins suisses, dont il est membre expert, qui peut attester, grâce à son «trésor», des progrès réalisés ce dernier quart de siècle… 

La somme, qui recense et décrit 450 spécialités de la table helvétique, est bien plus que ces quelques phrases : une véritable bible des produits suisses, notamment ceux recensés dans un projet fédéral, sous www.patrimoineculinaire.ch On est là dans l’histoire, ancienne, mais aussi récente, puisque les produits doivent être encore fabriqués et consommés aujourd’hui et ne pas appartenir qu’au passé. L’ouvrage qui en fait le tour est mis sobrement en page, avec des photos hors textes d’Antal Thoma.

Arcanes et coulisses de la noblesse

Chez les «nobles vignerons», à prendre dans leur double acception, nobles d’abord, vignerons ensuite, l’Histoire ne s’est pas figée en 1798, quand les troupes françaises vinrent libérer la Suisse de ses aristocrates de campagne, et alors que la Confédération n’était pas encore considérée comme un pays — il faudra attendre pour cela le Congrès de Vienne en 1815.

Andreas Z’Graggen avait déjà dépeint il y a peu, dans un autre livre, cette «noblesse» déchue qui, ensuite, a pu continuer  à habiter des châteaux dont trente-six sont viticoles. Et c’est son confrère Markus Gisler, photographe, mais aussi amateur de vins, qui a fait le lien pour brosser cette galerie de portraits. Pas moins de 691 illustrations parsèment les 448 pages : on navigue entre le prospectus touristique, l’album de famille et «Point de vue et images du monde»

Il faut prendre le temps d’un bon verre de «vin de méditation» au coin du feu pour découvrir les arbres généalogiques — il eût été utile d’en donner quelques uns sous forme de diagramme ! — dans les méandres des familles qui, souvent, se sont entremêlées au gré des mariages. L’occupation du Pays de Vaud par les Bernois, dont les familles sont restées propriétaires des châteaux après la «libération» de 1803 et la fondation du canton, fait que nombre de ces histoires se tissent sur les bords du Léman. Au passage, les auteurs rendent aussi hommage à la Mémoire des vins suisses, et aux domaines viticoles des châteaux d’Auvernier (Neuchâtel), de Bachtobel (Thurgovie), de Reichenau (Grisons) et de Morcote (Tessin), qui en font partie.

L’origine diffuse du vin suisse

A quand remonte l’origine du vin en Suisse? Le noble ouvrage évoque le legs par un des fils de Charlemagne, Louis le Pieux, empereur d’Allemagne, du domaine d’Eclépens en 814 à l’évêque de Lausanne. Ce document ferait du Château d’Eclépens, dans l’arrière-pays vaudois, au pied du Jura, entre Morges et Yverdon, le domaine viticole le plus ancien de Suisse… Pourtant l’ouvrage signale quelques pages plus loin que la «plus ancienne source existante attestant de la culture de la vigne en Suisse» est datée de 765, quand l’évêque Tello, de Coire, lègue au monastère de Disentis une ferme à laquelle est attaché un vignoble… sachant que l’acte de fondation de l’abbaye de Saint-Maurice, en Valais, en 515, évoque aussi des vignes, mais le parchemin aurait été recopié au 12ème siècle. 

Il y avait sans doute de la vigne cultivée dans le périmètre alpin de la Suisse actuelle au temps des Celtes, venus d’Italie dans le Haut-Valais, puis des Romains. On a retrouvé des pépins de raisin du côté de Genève, de Neuchâtel et de Constance. Mais, remontant si loin dans le temps, «aucune trace de viticulture n’a pu être confirmée scientifiquement», rappelle Paul Imhof, reprenant ce que nous écrivions dans «Vignobles suisses», qu’il cite dans sa riche bibliographie.

Pierre Thomas

«Le Patrimoine culinaire suisse», Paul Imhof, traduit par Patrick Vallon, 720 pages (grand format), ISBN 978-2-88968-060-3, infolio éditions, www.infolio.ch 79 euros

«Châteaux, vignes et grandes familles», Andreas Z’Graggen et Markus Gisler, 448 pages (grand format), ISBN 978-3-03818-428-7, Weber Verlag AG, www.weberverlag.ch 89 euros

 

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.