#Carignan Story # 186 : Non, le Blaireau n’est pas rasoir !

J’étais en mode relax, pris en flagrant délit de soulographie au son des notes fluides parfois grinçantes et orageuses du saxo de Coltrane dans le roulement incessant du tambour et des timbales d’Elvin Jones. Interminable morceau – une lamentation devrais-je dire ? – (One Down, One Up) enregistré parmi d’autres titres époustouflants un soir de 1965 au Half Note à Manhattan (*).

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Lorsque soudain me vinrent à l’esprit des effluves de garrigues mélangées au grand air déboulant des Cévennes. Aucun rapport, me direz-vous ? Et pourtant… Sans me l’expliquer, les yeux mi-clos comme au détour d’une sieste estivale, voilà que je revivais ces instants lumineux vécus au tout début de l’été dans un coin paumé du Languedoc et près d’un village qui m’est cher à cause de ses carignans et de l’amitié qu’ils dégagent. La matinée était bien entamée tandis que nous contemplions, ravis et apaisés, le paysage quasi biblique qui s’étendait devant nous jusqu’à rejoindre la masse du mont Baudille. Il y avait là toute la symbolique viticole du Midi, oliviers, figuiers, amandiers inclus, les odeurs humides du matin et tout ce que j’aime, y compris le chant des cigales, si tant est que l’on puisse parler de chant. Oui, tout cela était délicieusement saoulant.

La vue sur les vignes du Mas des Quernes. Photo©MichelSmith
La vue sur le territoire de Montpeyroux et les vignes du Mas des Quernes. Photo©MichelSmith

À cheval sur la frontière séparant Montpeyroux et Saint-Jean-de-Fos, du haut d’un coteau, je détaillais de mes yeux et pour la première fois la douzaine de parcelles qui, en une succession de terrassettes plus ou moins étroites par endroits soutenues par des murets de pierres sèches, composent le délicieux territoire du Mas des Quernes. Un lieu privilégié cultivé depuis l’époque romaine sur lequel je promenais un long regard englobant 12 hectares de vignes cultivées en biologie. S’il n’y avait pas à mes côtés la présence rassurante de Jean Natoli, je crois bien que j’aurais été capable ce matin-là de pousser un long cri mêlant jubilation, excitation et admiration. Une complainte qui, toute modestie gardée, sonnerait un peu, dans le meilleur des cas, à la manière du saxophone de l’éblouissant John Coltrane. Comme la musique, la force et l’éclat des paysages du Languedoc, comme ceux du Roussillon, ont cette capacité à vous transporter, à vous libérer.

Jean Natoli s'offre un instant de contemplation. Photo©MichelSmith
Jean Natoli s’offre un instant de contemplation. Photo©MichelSmith

Associé à son ami Peter Riegel, lui-même importateur de vins bios en Allemagne, Jean Natoli, pourtant expert en choses viti-vinicoles après une vie déjà bien remplie, semble redevenir un enfant face au spectacle vivant de cette terre dédiée au vin. Il revient à la terre, l’essence même du vin qui constitue son choix de vie, son métier. Assisté par une vingtaine de spécialistes plus que diplômés basés non loin de Montpellier, on a du mal à imaginer que Jean compte parmi les œnologues-conseils les plus en vue du Sud de la France. Déjà propriétaire d’une petite vigne familiale donnant un superbe vin blanc du côté du Ventoux, sa terre natale, l’œnologue que l’on croirait insensible a succombé aux charmes de cette belle campagne qui lui ressemble, à la fois sauvage et civilisée.

Une pause avant la dégustation des vins. Photo©MichelSmith
Une pause avant la dégustation des vins. Photo©MichelSmith

Après avoir fondé la société Gens et Pierres (Jean et Peter) en s’inspirant joliment du lieu et de ses nouveaux propriétaires, on imagine que Jean n’a pas eu trop de mal à trouver ce nom de « Mas des Quernes » : il lui suffisait de songer aux tumuli de pierres – les cairns – que les paysans amassaient aux coins de leurs champs comme c’est le cas ici. Languedocien-provençal, le gars que l’on sent sensible, à fleur de peau, a beau suivre plus de 300 domaines, dont beaucoup dans la région où nous sommes, les Terrasses du Larzac, il n’a pas le regard froid et pragmatique du professionnel confit dans sa réputation. Bien au contraire. Lorsqu’il fait visiter les Quernes avec son panier de verres, son tire-bouchon et son saucisson, on le sent comme habité par l’immense besoin de découverte qui touche les éternels débutants, paysans ou non. Un état qui apporte plus de questions que de réponses.

Photo©MichelSmith
Photo©MichelSmith

Après une courte randonnée dans les mourvèdres, les grenaches et les cinsaults, une halte s’impose dans une parcelle de  « vieux » carignans plantés en 1961. Ils représentent un bon tiers de l’encépagement. Respectueusement, je salue ces petits jeunes dont la plupart ont dix ans de moins que moi ! Passant rapidement sur ce constat qui m’est de plus en plus fréquent au fur et à mesure que je prends de l’âge, je me dis qu’il serait grand temps de quitter les marnes calcaires pour grimper sur le plateau où, à l’abri du soleil, je pourrais enfin voir ce que donnent les 2012, les premiers vins de Jean et de Peter. Avec une majorité d’étiquettes estampillées Saint-Guilhem-le-Désert, l’ensemble est pas mal du tout, prometteur même. J’ai une préférence pour le très grenache « Grand Travers » agrémenté tout de même d’une pointe de carignan (à partir de 7,50 €) et pour le Languedoc « Les Ruches » à 45 % carignan ajouté à une bonne part de mourvèdre (12,50 €).

Photo©MichelSmith
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Le pur Carignan 2012 (7,50 €) quant à lui est une IGP Saint-Guilhem-le-Désert rappelant au passage que, même implanté dans son royaume (aux pieds du Larzac, il donne des cuvées extraordinaires), le maudit cépage est toujours interdit de Languedoc. Celui des Quernes porte l’étiquette du « Blaireau » et provient de la parcelle plantée des plus vieilles vignes dont les raisins sont vinifiés en macération carbonique. Sa robe est soutenue sans être franchement noire. Le nez, légèrement giboyeux et très garrigue, ne manque ni de finesse ni de fraîcheur. En bouche, la matière n’est pas énorme, la trame plutôt légère et la puissance est là sans être démesurée (13° d’alcool). Mais la qualité du fruit est solide (mûre), avec de belles notes de tapenade et une longueur estimable. Je l’ai goûté de nouveau chez moi sur des travers de porc grillés et je me suis régalé. Par ailleurs, si j’en juge par le superbe carignan vinifié en rosé sur le millésime suivant (2013), pour ma part le plus beau dans cette couleur qu’il m’ait été donné de goûter cette saison, le « Blaireau » va s’affirmer de plus en plus faisant au passage du Mas des Quernes un domaine à surveiller de très, très près. On vous aura prévenu : le « Blaireau » n’est pas rasoir ! Bien au contraire…

Michel Smith

(*) Au 289 Hudson Street, à Manhattan, The Half Note, célèbre jazz club des années 50/60, a laissé quelques enregistrements mémorables dont ce fameux « One Down, One Up » où l’on rencontre un John Coltrane « au sommet de son art », comme diraient les spécialistes. Le club a disparu, mais il reste ce disque (Impulse !) où le musicien jouait du sax (ténor et soprano) en compagnie de Jimmy Garrison (basse), d’Elvin Jones (batterie) et de McCoy Tyner (piano) pour les besoins d’une émission de radio. En l’écoutant, on a cette impression que les musiciens sont sur leur petit nuage, chacun frôlant cet instant magique proche de la perfection. Cerise sur le gâteau, le son est quasi parfait ! Bon, comme je ne veux pas me faire rappeler à l’ordre par mes maîtres es-jazz Alain et Luc, je laisse ceux qui lisent l’Anglais rejoindre le site All Music où ils pourront écouter les morceaux en streaming et lire une bonne critique de cette performance unique. Mais n’oubliez pas le Carignan !

Photo©MichelSmith
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8 réflexions sur “#Carignan Story # 186 : Non, le Blaireau n’est pas rasoir !

  1. bruno l

    Coltrane et cet enregistrement au Half Note, redécouvert il y a peu… Parmi les pépites enfouies longtemps dans les caves ou plus surement à la Bibliothèque du Congrès, il y avait aussi ce concert de Thelonious Monk avec Coltrane Hall au Carnegie Hall, noble et tout à la fois, fin et puissant.

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    1. Alain Leygnier

      Cette musique du Half Note, c’est l’improvisation, l’invention en acte, l’essence du jazz, un déluge de phrases toujours neuves, qui s’abouchent sans la moindre répétition. Grandiose. Les bandes appartenaient à Coltrane, elles ont été mises en circulation par son fils.
      Egalement dans le genre, sauvé des eaux : « Centenial » (Artishare). Des partitions de Gil Evans, oubliées dans le grenier du compositeur, ressuscitées par l’arrangeur Ryan Trusdell à la tête de vingt-cinq musiciens. Non moins grandiose.
      Et encore, à Beaubourg, une rétrospective de l’œuvre de la cinéaste Shirley Clarke, avec la projection en version restaurée de « The connection » (1962), d’après une pièce de Jack Gelber. Cinq musiciens/junkies attendent leur dealer. Musique totalement originale de Freddie Redd, interprétée notamment par Jackie McLean (Blue Note).

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  2. Luc Charlier

    Ce n’est pas la Jazz qui est chiant – vous savez que j’en raffole – mais la pseudo-érudition qui va avec. On se croirait toujours sur France Culture ou France Musique. Notez que je participe aussi de cette dérive. « O moins avec le rap é la hip-hop, bouffon, tapa des snoc qui se la pètent grave! « 

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  3. Le jazz, c’est un peu comme le vin, mon Léon : si on le boit sans se poser de questions c’est pas si mal. Mais si on s’informe et que l’on en sait un peu plus (lieu de l’enregistrement, maison de disque, année de sortie, auteur de la musique, etc), on a tout de suite l’impression d’être moins con. Quand je sais qui est l’auteur d’un vin, l’assemblage qui est derrière, le ou les terroirs, je m’en porte beaucoup mieux.

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  4. bruno l

    Et encore, tu t’arrêtes là. Moi, si je n’ai pas les coordonnées du tonnelier et le pedigree du chêne, je reste sur ma soif. Autrement dit, je veux bien passer pour un Blaireau à condition qu’il n’ait pas trop longtemps macéré en cuve.

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  5. Luc Charlier

    Le plus important, c’est la marque des baguettes et le vernis qui recouvre les cimbales pour un batteur ; et c’est l’impédance des micros pour les guitares de Philippe Catherine ; et c’est l’ampérage du fusible pour l’ampli de basse de Charlie Haden. Et il faut aussi connaître la taille du diaphragme des chanteuses et des préservatifs utilisés par les sax ténors, surtout s’ils sont des musiciens de couleur (je ne parle pas de soprano coloratur) …. Forgeron, tu sais que je partage ton goût du savoir par rapport à l’ignorance et que j’aime comprendre autant que jouir : d’ailleurs, diabète et traitements divers aidant, je comprends beaucoup plus souvent que je ne jouis. Mais, surtout dans le jazz, l’anecdote branchée prend souvent le pas sur la musicologie, et la nostalgie mythique (ou le mythe nostalgique) sur la technique musicale. C’est tout ce que je voulais dire.
    Quant au blaireau, je crains qu’il ne bouffe sérieusement le roseau et le bois des embouchures, si on le laisse faire. Cela fait du bien à Vandoren et à mon ami François Louis, mais pôvres musicos !

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