Un géant sensible et méditatif, Philippe Blanck

De temps à autres, mon collègue Johan et moi, nous croquons un vigneron. Pas son gros orteil comme les croque-morts, mais l’essence ou la philosophie qui lui tient à cœur. La première partie est de la plume de Johan De Groef, la fin de moi. Cette rubrique paraît dans In Vino Veritas sous le nom de Caracterres.

Au nord-ouest de Colmar gît Kientzheim, ancienne commune aujourd’hui intégrée à Kaysersberg-Vignoble. Ensoleillée, elle s’entoure de montagnes qui la protègent à l’ouest comme au nord. Montagnes qui portent sur leurs flans les Grands Crus du Schlossberg, du Furstentum et du Mambourg orientés plein sud. C’est un petit village alsacien typique qui aime fleurir les balcons de ses paisibles maisons à colombages.

En cette fin de matinée d’été pas une mouche ne vole dans la Grand Rue, axe principal du bourg. Au détour d’un carrefour, apparaît en contrejour, au beau milieu d’un portail, une silhouette colossale. Est-il vraiment si grand ou sont-ce les maisons qui nous semblent naines? Philippe nous attendait en compagnie de ses vins et de leur terroir. Sans attendre, il entame son discours. C’est que ce narrateur né a beaucoup à nous dire. C’est aussi un passeur qui transmet, relie et noue les choses. Il nous surprend encore par l’évocation de son passé de joueur de basket, quand, tireur émérite, il faisait gagner son équipe. Aujourd’hui, avec son cousin Frédéric, il est convaincu d’être dans le flux de l’histoire familiale; il préfère toutefois nous le confier sous le couvert d’un proverbe chinois, comme pour en banaliser la portée.

La saga familiale commence en 1610 avec l’Autrichien Hans Blanck. Vingt générations plus loin, ce sont les enfants de Bernard et Marcel, fils de Paul, qui perpétuent la tradition. Paul Blanck, qui donna son nom au domaine, fut en son temps président de l’INAO et plus encore, pionnier des grands crus alsaciens.

Frédéric, à l’opposé de son cousin, est plutôt introverti. De stature moins grande, il est sec et vigoureux. Il préfère le travail en plein air et se révèle être l’âme complémentaire d’un Philippe certes imposant mais agile, nettement extraverti, mais paradoxalement tout en réflexion et méditation. Le respect pour le familial et le convivial est indubitablement incrusté dans leurs gènes, la famille et les amis sont leur biotope. Néanmoins, Philippe peut se montrer presque intransigeant quand il explique que s’ils sont privilégiés, c’est grâce au sol.

Sur le petit banc dans un coin de la vieille maison parentale, le soleil dans le dos, ce vigneron géant nous donne une authentique initiation. Elle a pour sujet les prodigieux terroirs, humblement courbés sur une carte géologique, que sont l’imposant Schlossberg et le puissant Furstentum. Il nous en fait partager la génèse passionnante et poétique, dans un style à la Tolkien. Nous explique comment le granit, le calcaire, la marne, le magnésium et la silice s’expriment dans leurs grands crus. Son évident amour pour le minéral tient dans cette réflexion : « dans cette noble gemme se manifeste l’infini d’une matière limitée » psalmodie presque Philippe. Cela sonne presque comme une révélation mystico-philosophique.

Le Centre Européen d’Études Japonaises, autrefois le lycée Sijo, sis à Kientzheim, n’y est peut-être pas étranger ? De toute façon, Philippe a l’esprit orienté vers la méditation et autres techniques comme le Tai Chi et le Yi Quan. Ce sont pour lui des arts martiaux ‘internes’. Un passage essentiel où énergie et synergie sont d’une importance vitale. Il en sort une sorte de fascination qu’il retrouve également dans les rencontres entre personnes, mais aussi entre terroirs et cépages. Bref, voilà une leçon de dégustation géo-sensorielle mâtinée de spiritualité terrienne. Les hauts de gamme qu’ils nous a fait déguster en disent long ; nous en sommes, sous l’œil appréciateur du maître, restés sans voix. Inspirer, expirer et puis faire une dissection méditative, réfléchir avant de trop vite poser son jugement, c’est clairement ainsi qu’on explore sa propre expérience sensorielle et que l’on respecte son authentique ADN sensitif. Soyez assuré que Philippe ne lévite pas. Les pieds, il les a bien sur terre, même dans la terre, au regard de ses valeurs essentielles : la tradition et la transmission.

Ensemble, nous visitons ensuite les alentours proches avec vue sur le patchwork des vignes. Puis Philippe nous emmène, les vénérables cuvées dégustées sous le bras, grignoter quelques flammekueches à la terrasse du Bratschall Manala, une sympathique brasserie de Kaysersberg. Et Philippe ne serait pas qui il est, s’il ne laissait après nos agapes les bouteilles entamées à disposition du patron. Quand on parle de sa convivialité, ce ne sont pas seulement des paroles, des actes aussi.

En revenant, nous passons par la cuverie où Frédéric met la dernière main à quelques besognes urgentes. Nous pourrions en profiter pour le déranger, mais non, nous reviendrons une autre fois, histoire d’écouter tous ces récits qu’ils gardent pour nos oreilles attentives. Et comme Philippe n’est guère décidé à vieillir trop vite : « c’est seulement le cas quand on s’arrête d’apprendre, quand on cesse d’expérimenter » nous confie-t-il, cela nous laisse un peu de temps. Sur le chemin du retour je comprends parfaitement ce que Philippe m’avait prédit lors d’un agréable dîner en compagnie de l’association Vignobles & Signatures (www.vsclub.com ), alors que nous parlions pour la première fois ensemble. Il y était également question de synergie, d’énergie et d’amitié, choses qui nous lient et nous relient. Dont l’objectif commun est comme le déclare Philippe de devenir autant professionnel qu’humain. Nous n’avons pas été étonnés ensuite de rencontrer des vins et un producteur avec autant de profondeur.

 Johan De Groef

Place à la dégustation de l’un des crus du domaine

Riesling Alsace Grand Cru Schlossberg 2010 Domaine Paul Blanck

Il coule doré dans le verre et semble y produire comme une aura, une luminescence particulière.

Le nez ne nous dévoile pas tout de suite ses fruits. Il faut un peu de temps, un moment pour se rencontrer, un instant pour s’apprivoiser, avant de montrer sa générosité. Mais aussi sa vivacité aux accents de citron mâtiné de mandarine, avec, pour rendre l’esprit plus affuté, un peu d’iode et l’étincelle du silex. Enfin, un peu de piquant en forme de grains de poivre, histoire de rester attentif, de ne pas verser dans la guimauve. Notre vigilance en appréciera d’autant plus la goutte de musc distillée avec beaucoup d’intention.

La bouche douce, suave, ne dit rien. Du moins, pas tout de suite. On croyait avoir gagné, mais nous voilà à nouveau devant un exercice. Il nous demande d’explorer nos sensations, de faire le vide en nous pour mieux en apprécier toutes les subtilités. Cette recherche personnelle nous entraîne d’un trait de réglisse vers la reconnaissance fine des arômes bien présents, même évidents, mais en attente de notre mise en condition pour se révéler. Tout est là, comme le trésor d’Ali Baba. Il fallait ressentir le sésame pour en faire surgir toute la largesse. Rose blanche et jasmin, cumin, écorce de cédrat confit, même quelques baies rouges qui luisent comme une poignée de gemmes à la fois cristallins et tranchants, encore de l’exotique curcuma, de la mirabelle bien de chez nous, enfin quelques amandes effilées. D’un coup, le grillé d’un bretzel nous ramène à la réalité, à notre environnement, nous sauve de cette plongée vertigineuse, de cette compression du temps qui en quelques secondes de concentration nous a permis d’explorer un monde aromatique bien plus profond qu’il n’y paraissait. Puis, le Riesling, certes satisfait de son effet, un peu goguenard, mais toujours élégant, se retire en faisant la révérence.

 

Le coteau du Schlossberg se perche à une altitude qui va de 200 à 300 m et les vignes y poussent dans un sol fait de migmatites de Kaysersberg et de granit intrusif de Thannenkirch décomposés en sables grossiers mélangés d’argiles. Cette arène en forte pente se décline en terrasse.

Vinification : extraction du jus par pressurage pneumatique lent. La fermentation des moûts est spontanée grâce aux levures indigènes et dure de 4 à 10 semaines sous température contrôlée en cuves en inox.

Élevage sur lie en foudre pendant 12 mois. Après la mise, le vin est encore élevé en bouteille durant 2 à 3 ans avant d’être commercialisé.

Le Riesling Grand Cru Schlossberg 2010 contient 20g de sucres résiduels pour une acidité de 9,1g. www.blanck.com

 

Ciao

 

Marco

10 réflexions sur “Un géant sensible et méditatif, Philippe Blanck

  1. J’ai dégusté les vins de Blanck a plusieurs reprises ces dernières années, grâce au club Vignerons & Signatures; je trouve qu’ils ne font que s’améliorer en termes de précision. J’ai notamment un très beau souvenir du Riesling Patergarten 2014 – une sorte de quadrature du cercle, vif et gras…
    Merci de nous avoir présenté l’homme et sa sensibilité derrière les bouteilles.

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  2. C’est bien de croquer un portrait de vigneron dans ce blog. Etonnement, on y comprend que le vigneron est plus loquace que son vin. On découvre le terroir avec ses mots différents de ceux du chroniqueur. C’est vivant et vibrant. Merci.

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  3. Hervé LALAU

    Et bien, Nadine et Luc, vous en savez beaucoup plus que moi, qui en étais resté à Orwell.
    Au fait, d’Orwell aussi, je conseille Coming up for Air (non, ce n’est pas une histoire de bactérie aérobies…).

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  4. Quant au parallèle entre ce portrait et et le bouquin de Haruki Murakami, je ne vois pas trop. Nadine ou Luc, éclairez-nous, Hervé et moi. Est-ce à cause de l’école japonaise de Kientzheim, de la relation entre les deux cousins qui semblent ne pas vivre dans le même monde, ou encore de la géo-sensorialité mâtinée de spiritualité terrienne de Philippe Blanck?
    Marco

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