Decanter ou le Roussillon vu d’ailleurs

Dans sa dernière édition, le magazine Decanter a consacré un assez long dossier aux rouges du Roussillon, sous la houlette de Rosemary George (MW).

Emaillé d’erreurs factuelles dans sa présentation (cartes fantaisistes, amalgames, imprécisions), celui-ci a fait l’objet de vives critiques dans la blogosphère francophone – les plus virulentes venant de notre ami Berthomeau (« Et merde pour la Reine d’Angleterre… ») et de notre confrère blogueur Vincent Pousson.

Entre parenthèses: s’il fallait trouver une justification à l’existence des blogs, la voici!

Un espace d’indépendance, de liberté de la critique, face à la communication institutionnalisée, ou mercantile – ou tout simplement pour pouvoir remettre les points sur les i, c’est toujours bon à prendre. Sans doute cela existait-il avant sous d’autres formes; mais la différence, aujourd’hui, c’est l’audience et la réactivité, grâce à la technologie.

Banyuls3Viticulture héroïque en Roussillon (Photo H. Lalau (c) 2004) 

Il y a des jours ou je me demande si des blogs tels que ces deux-là (et même le nôtre, pourquoi pas?) ne devraient pas recevoir une partie de l’aide à la presse! Rien qu’un petit peu des 90 millions versés au Monde entre 2009 et 2013, par exemple. Voila qui leur éviterait de se poser la question de leur modèle économique…

Mais au-delà de la polémique sur l’emballage de son dossier, venons-en aux notes que Decanter a attribuées aux rouges du Roussillon.

Les résultats ne sont guère fameux. Sur 82 vins dégustés, seuls 6% atteignent le niveau « Hautement recommandé ». Il n’y a aucun vrai coup de coeur. Et un « Top 5 » qui étonne: sans leur faire offense, Terrassous et Trilles ne viennent pas d’emblée à l’esprit quand on pense aux tout meilleurs vins du Roussillon. Même si, sur une dégustation, et pour un vin, tout est possible, bien sûr.

Ce qu’on comprend encore moins bien – et Vincent Pousson le souligne avec raison, c’est le mauvais classement de producteurs habitués aux premières places: Gardiès, Le Clos des Fées, Vaquer, Gauby, La Rectorie (77ème sur 82!).

Voila qui me donne une envie furieuse de redéguster tout ça.

L’ami Pousson, lui, va encore plus loin. Il met en cause le système de notation dans son ensemble, le concept de dégustation cotée. Il parle d’« exercice de style parfaitement ridicule, dépassé, ringard ». De « nomenclatures d’un autre âge ». Avec tout mon respect, je ne le suis pas jusque là.

Ne tombe-t-il pas lui même dans une sorte de « bashing »? Le « benchmark-bashing »?

Cela fait longtemps que je m’interroge sur la notation des vins. Comme tout le monde, j’ai mes doutes sur la méthode, sur la valeur des points, sur leur exemplarité.

J’ai parmi mes proches amis des gens qui préfèrent ne pas noter. Ils sélectionnent, mais n’établissent aucune gradation. Pour certains, c’est par conviction, par égalitarisme; pour d’autres, c’est par fainéantise – trop compliqué. Trop compliqué de choisir. Trop compliqué de se justifier.

Parlons plutôt des premiers: je crois qu’ils ont tort. Il est pour moi tout aussi « inégalitaire » de ne pas sélectionner un vin (et même de ne pas le nommer) dans une dégustation, que de mal le noter. C’est seulement plus hypocrite, et moins informatif.

Je trouverais donc injuste que l’on supprime toute possibilité de gradation – qu’elle émane de revues, de blogs ou autres, peu importe. A mon sens, un ranking comme celui de Decanter (qu’on apprécie ou pas le résultat) a toujours son utilité. Il permet au consommateur de se faire une idée des qualités relatives des vins, indépendamment des mentions, des appellations, des crus, des classements officiels. C’est une sorte de thermomètre de l’appellation. Un thermomètre qu’on doit sans cesse ré-étalonner, bien sûr. Il ne faut pas le prendre pour argent comptant, mais verser la pièce au dossier, comme on dit dans les affaires judiciaires.

Dans bien des cas, ce genre d’articles révèle quelques surprises: on y découvre qu’un grand nom n’est plus à la hauteur de sa réputation, par exemple; ou à l’inverse, qu’une étoile montante mérite qu’on s’y intéresse un peu plus. Que la mention « Grand Cru », ou « Classé » est souvent usurpée, ou ne justifie pas le différentiel de prix. Qu’une appellation, dans son ensemble, a progressé… ou pas.

Imaginons le même dossier de Decanter sans aucune notation: on n’aurait plus qu’un listing.

Rosemary’s baby

Ne jetons pas bébé avec l’eau du Banyuls! On est en droit de contester les résultats de cette dégustation, voire la méthodologie employée (trois dégustateurs, même bardés de titres, c’est peu pour un dossier censé faire référence). On peut même s’interroger sur certains préjugés des auteurs de ce dossier particulier: écrire qu’on ne choisit pas le Roussillon pour l’élégance, c’est peut-être un peu fort, Rosemary. Moi, en tout cas, je connais des rouges élégants dans le Roussillon. Robustes, mais élégants. Deux noms qui me viennent à l’esprit: La Cuvée des Peintres, de l’Abbé Rous, et L’Eglise de Coume Majou, de l’Abbé Charlier.

image

La vigne du Casot de Coume Majou (non dégusté par Decanter)

Mais aller jusqu’à dire, comme Vincent, qu’il s’agit d’un exercice ridicule, non.

D’ailleurs, je le pratique régulièrement, cet exercice; soit en groupe, pour In Vino Veritas; soit seul, lors des voyages que je fais – je note tous les vins que je déguste. La note ne vaut que pour moi, que pour un moment donné, et je sais que je peux me planter. Mais pour moi, le pire serait de ne pas choisir, ne pas m’engager. Déjà que certains de mes collègues me trouvent trop coulant!

J’en reviens au consommateur. Entre les blogs, les magazines, les livres et les guides, il n’a jamais été aussi bien informé sur le vin. Peut-être même trop bien, en ce sens qu’aujourd’hui, l' »offre » de commentaires de vins est extrêmement large. On peut facilement s’y perdre. Conclure que tout se vaut. Mais non, tout ne se vaut pas.

Voila pourquoi je continuerai à noter, et à m’intéresser aux notes données par d’autres. Avec une réserve mentale, bien sûr: je sais qu’il s’agit de choix subjectifs. Et je sais aussi qu’il faut lire les commentaires qui appuient la note.

D’ailleurs, ceux de Decanter ne sont pas inintéressants. Et reconnaissons-lui tout de même d’avoir eu le courage de publier la liste de tous les vins dégustés. En creux, cela permet de connaître les vins qui n’ont pas participé. Tous les magazines, les guides, les blogs ne sont pas toujours aussi aussi précis sur cette question.

« Manque de fruit », note la revue britannique à propos d’une majorité de vins. Cela ne m’étonne qu’à moitié. Quelles cuvées ont été présentées? Sans doute pas les cuvées de base. A quel niveau de leur élevage étaient les vins? Et certains producteurs n’en font-ils pas trop, en voulant à toute force produire des vins qui en imposent? J’ai eu la même impression, récemment, à propos d’une bonne partie des vins de Saint Christol que je vous commentais ICI

Sous réserve d’inventaire, car je n’ai pas dégusté récemment tous ces vins, je me demande si ce dossier, malgré toutes ses imperfections, ne touche pas du doigt un réel problème – et qui n’a rien de particulièrement roussillonnais.

Alors, Messieurs les Anglais, merci quand même…

Hervé Lalau

8 réflexions sur “Decanter ou le Roussillon vu d’ailleurs

  1. Ping : Decanter ou le Roussillon vu d’ailleurs | Wine Planet

  2. Ce genre d’article, celui de Decanter, qui globalise et généralise à partir d’impressions sur un instant T (ici lors d’une dégustation) soulève plusieurs questions quant à l’organisation, à la préparation.
    Pour aller vite, mais aussi pour se construire une sorte d’objectivité morale et se débarrasser de l’intendance, les journalistes demandent à des organismes officiels, ici je présume le Comité Interprofessionnel des Vins du Roussillon, de rassembler pour eux dans des locaux eux aussi officiels une série d’échantillons sur la base d’une demande précise, genre « on veut goûter que les rouges actuellement en vente, ou uniquement les rosés,ou tous les vins à moins de 10 euros… » S’en suit une sorte d’appel d’offre (à échantillons) lancé à tous les vignerons. Certains répondent, d’autres pas et c’est normal car le nombre de dégustations ne cesse de se multiplier et cela engendre des frais, des déplacements, etc. D’autres estiment qu’ils n’ont pas besoin d’adresser leurs échantillons et que si l’on veut goûter leurs vins, il suffit de prendre RV à la propriété.
    C’est pourquoi une dégustation globale à l’aveugle n’offre jamais (ou alors très rarement) une vision sûre et efficace.
    L’autre problème est celui des dégustateurs. Les trois en question sont des Masters of Wine, titre élitiste et mercantile qui rassemble généralement que peu de journalistes, mais des dégustateurs très impliqués dans le commerce du vin, y compris dans les grandes surfaces. On a ça aussi en France quand Bettane/Dessauve et la RVF, mais aussi des sommeliers titrés, livrent (monnaient ?) leurs notes et commentaires à une chaîne de magasins ou à un site Internet spécialisé dans la vente en ligne. Leurs dégustations et leurs notations ne sont jamais désintéressées…
    Reste que le papier de Decanter, pas le classement, est un élément intéressant pour les acteurs d’une région. Cela devrait leur permettre de se donner un petit coup de pied au cul dont on a tous besoin un jour ou l’autre pour se remettre en selle.

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  3. Luc Charlier

    Juge et partie,je suis. Depuis que je ne suis plus chroniqueur,je déguste moins les vins des autres. Quand je le fais, c’est soit avec eux, soit au restaurant. Avec eux, ils me montrent souvent le meilleur (je fais pareil) et au restau, je ne prends que ce que j’aime ou ce que le sommelier a envie de me faire découvrir lorsque, comme c’est fréquent, je m’en remets à lui. Forcément, il y a un biais. Toutefois, le « manque de fruit », ce n’est pas ce qui frappe. Nous vendangeons mûr, nous utilisons peu de bois, nous ne faisons pas de mise tardive et nous avons souvent un peu plus de volatile que les régions plus froides (aooarue pendant la F.A., pas après en cours d’élevage). Tout ceci concourt à renforcer les côtés fruités. Moi, c’est ce que je recherche avant tout: un vin qui sent le raisin et devient aussi « vineux ».
    Terrassous – où je ne compte aucun ami (ni ennemi je pense) et n’ai aucun intérêt financier – offre probablement, sur la durée, le meilleur CDR rouge de coop, Hervé, avec ses « pierres plates ».
    Merci de ton appréciation pour l’Eglise (« mon » beaujolais villages, fruité et gouleyant, mais sans carbonique).
    L’échantillonnage s’est fait par l’interpro, je crois. Ceux qui n’étaient pas présents n’ont pas été « exclus » par choix, ils n’ont tout simplement rien fourni. Ou bien je n’ai pas reçu le mailing distribué (avec Orange on n’est à l’abri de rien), ou bien il y avait des frais de port à assumer, je ne me souviens plus. De toute façon, il n’y a quasiment aucun lecteur de ce magazine parmi mes clients et je ne suis – malheureusement – pas représenté dans les pays anglophones. Mais, vu le résultat final, peut-être suis-je heureux de mon absence accidentelle.
    Enfin, et cela ma fait rire, l’ancienne rivalité franco-britannique ressort à la moindre égratignure. Des coqs, paraît-il.

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  4. Intéressé, je suis, Maître Yoda.
    Pour revenir au fruit, je me suis demandé si les « gagnants » (ou ceux qui perdent le moins), comme Terrassous, n’avaient pas tout simplement présenté les vins les plus prêts à boire. Et que penses-tu de l’idée que j’ai, ces derniers temps, que beaucoup de cuvées très travaillées, élevées, boisées, assèchent la bouche, dans le Sud?

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    1. Luc Charlier

      L’impression de « sécheresse » de fin de bouche trouve le plus souvent son explication dans la disparition de la mucine, l’agent « glissant » de la salive, et aussi d’autres protéines. Quand on recrache un vin jeune et tannique dans un évier (blanc ou en inox), on observe une multitude de petites « étoiles » figées. En fait les tannins ont « coagulé » ces substances, qui sont de nature protidique. Ils font leur métier, les tannins! Un long élevage sous bois atteint deux buts différents: il « assouplit » les tannins naturels du vin en permettant en fait leur polymérisation, mais en contrepartie il renforce la trame tanique par les tannins du bois, des polyphénols d’une tout autre nature. Si l’apport est supérieur à l’adoucissement, tu auras la sensation décrite, Hervé. En outre, le côté « coup de serpette » en fin de bouche signe souvent la présence de sulfites en grande quantité. Il est évident – il existe des exceptions, évidemment – qu’on aura tendance à plus « protéger » un vin destiné à passer du temps en barrique, à être ouillé, dégusté régulièrement etc … qu’un vin dormant gentiment dans une cuve hermétique inerte et destiné à une mise prochaine. Ce n’est pas propre au sud, la où le temps dure longtemps, dit-on, et la vie jusqu’à un million d’années suivant les connaisseurs.

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  5. De toute façon, tout ça n’est pas grave… Ce ne sont que des Roussillon. Si ça avait été des Pauillac ou des Corton, par contre…
    Désolé, je n’ai pas pu m’empêcher de faire du mauvais esprit.
    Et si finalement, le vrai problème, dans les « dégustations ridicules » qu’exècre l’ami Pousson, c’était l’a priori que les dégustateurs ne peuvent s’empêcher d’avoir pour telle ou telle appellation? Et je m’inclus dans le lot, même si je lutte.

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  6. Jean-Jacques Salvat

    Je penses aussi que les bons classements se sont portés sur des vins prêts a boire dés la mise sur le marché et faits par des œnologues qui collent au marché [Boudau , Terrassou(coop),Chateau de Pena(coop), Lurton , Vignerons Catalans)(coop)] avec de bons volumes.
    Les vins plus originaux, plus élitistes semblent avoir été dégustés trop jeunes (en particulier La Muntada 2013)

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