Judgement of Paris revisited, 40 ans plus tard

paris-drinkmemag.com-drink-meUne reconstitution mise en scène de la dégustation de 1976

Je suppose que la plupart des amateurs de vin (mais peut-être pas les plus jeunes) ont entendu parler d’une dégustation qui fut appelée, un peu plus tard et un peu pompeusement, « The Judgement of Paris« . Cela avait lieu, effectivement à Paris, le 23 mai 1976. Je n’y étais pas, mais j’ai travaillé pendant deux ans, un peu plus tard, pour son instigateur, Steven Spurrier, et j’ai assisté la semaine dernière à un déjeuner qui a commémoré un événement qui a eu de multiples conséquences pour les vins fins du monde entier. J’y reviendrai.

IMG_7539Steven Spurrier raconte sa dégustation de 1976

Steven était à l’époque marchand de vin à Paris (on dit caviste en France, mais il préférait l’intitulé « marchand de vin » qui n’a pas, en Angleterre, la connotation « pinardière » qui existe en France). Sa boutique minuscule s’appelait Les Caves de la Madeleine et se situait dans un petit passage entre la Rue Royale et la Rue Boissy d’Anglas, proche de l’église de la Madeleine. Ce passage s’appelait Cité Berryer à cette époque et il est difficile pour un promeneur contemporain de visualiser l’ambiance très provinciale de ce lieu en plein cœur de Paris dans les années 1970 et 1980, tant son aspect s’est transformé depuis. Les promoteurs en ont fait un havre pour boutiques chics, mais, lorsque j’y travaillais, il y a avait un marchand de poisson, un marchand de fruits et légumes, un vieux bistrot familial avec sièges en moleskine et menu de midi à 20 francs, vin compris (chez Luinaud). Il y avait aussi, deux fois par semaine, un marché de produits frais qui venaient essentiellement de Montmorency, au nord de Paris.

IMG_7537Michel Dovaz, qui faisait partie du jury en 1976, discute avec Bernard Portet, qui dirige le Clos du Val à Napa, un des vins présents en 1976 et à ce déjeuner.

Mais revenons à cette dégustation. Lors de ses voyages, Steven avait constaté la montée en qualité des meilleurs vins californiens, blancs comme rouges, et a décidé d’organiser une dégustation à Paris pour le démontrer à quelques professionnels français, producteurs de vins, sommeliers et journalistes. Pour rendre la chose plus amusante, la dégustation s’est tenu à l’aveugle et a confronté quelques chardonnays de Californie à des bourgognes blancs, et des assemblages à base de Cabernet Sauvignon à des rouges de la rive gauche bordelaise. La meilleur note (moyenne de l’ensemble de jurés, qui était très majoritairement français) en blanc a été donne à un chardonnay californien, le Château Montelena, élaboré par un émigré croate, Mike Grgich. Et la meilleure note en rouge a été attribué à un autre californien, Stag’s Leap Cask 23, produit par Warren Winiarski, un émigré polonais. Hormis ce tribut à la diversité culturelle des USA, ce résultat fut surtout une sorte d’électro-choc à ceux, en France, qui se croyaient (et ils étaient nombreux à cette époque) au dessus du lot en matière de vins fins, presque par droit divin. Aubert de Vilaine, qui faisait partie du jury, a dit que cela a été un coup de pied salutaire pour le vignoble français.

Odette Khan, autre membre du jury et à l’époque rédactrice-en-chef de la Revue de Vin de France, ayant vu qu’elle avait placé le Stag’s Leap en 1ère place, a demandé de récupérer son bulletin (ce que Spurrier a refusé), puis elle a déclaré que la dégustation était biaisée. Un peu plus tard, lors d’une visite, Steven fut physiquement expulsé de la cave de Ramonet en Bourgogne (un des leurs vins avait été battu par plusieurs californiens dans la dégustation). Bref, cela a créé un mini-scandale en France mais les Californiens étaient ravis et n’ont cessé depuis de célébrer l’événement.

Que faut-il en penser aujourd’hui, 40 ans après ?

Au-delà de ces aspects anecdotiques, quelles ont été les leçons de cette dégustation ? D’abord, qu’une dégustation à l’aveugle est une leçon d’humilité pour tout le monde. Ensuite que cela peut servir de révélateur aux qualités de n’importe quel vin, à condition que l’on compare des vins comparables: les chardonnays avec les chardonnays, les cabernets avec les cabernets, etc. Depuis cette date, on n’a cessé de recréer des évènements similaires, et même, à trois reprises je crois, avec les mêmes vins. La dernière en date avait lieu le 23 mai 2016 et, cette fois-ci, les 4 meilleurs dans chaque catégorie était des vins californiens, ce qui démolit effectivement une des critiques portées en 1976 par des Français à l’encontre des vins américains, du genre: « oui, ces vins californiens séduisent dans leur jeunesse, mais ils ne tiendront pas dans le temps ». On voit maintenant que cela est faux.

Lors d’autres dégustations de ce type, des vins italiens, espagnols ou chiliens basés sur la cabernet sauvignon ont également devancés de noms illustres du Bordelais. François Mauss, avec son Grand Jury Européen, a également démontré que la concurrence dans cette catégorie peut également venir de certains vins sans grand renommé mais fait avec ambition et soin. Tout ceci n’est pas de nature à diminuer la qualité des vins les plus réputés. On sait bien que les résultats d’une dégustation de ce type peuvent varier d’un jour à l’autre et que les écarts ne sont pas nécessairement énormes. Mais je pense que la dégustation de Spurrier, par exemple, a dû réveiller un certain nombre de producteurs en France qui s’étaient quelques peu endormis. Ce qui est certain, c’est que les Californiens peuvent le remercier. Warren Winiarski, par exemple, a récemment vendu son domaine de Stag’s Leap pour 185 millions de dollars, alors qu’en 1976, il était inconnu; et son vin, vainqueur de cette dégustation, était issu de très jeunes vignes !

Bottles

 

Les vins servis à ce déjeuner commémoratif étaient contemporains et presque tous Californiens, exception faite d’un sparkling anglais produit sur la propriété de Spurrier dans le Dorset, d’un Crémant de Bourgogne, JCB21, produit par Boisset et d’un Tokaji à la fin.

Parmi les 3 chardonnays servis, j’ai adoré les Grgich Hills 2013 « Paris Tasting Commemorative », de Napa ; grande finesse, de l’intensité et de la délicatesse en harmonie. Un cran en dessous mais aussi excellent fut le Ridge Montebello 2012, de Santa Cruz. Ces deux vins démontent totalement les idées reçues qui circulent encore à propos de chardonnays « lourds et sur-boisés » issus de ce pays.JOP-Card_400_400_70

Parmi les quatre rouges à base de Cabernet Sauvignon, ma préférence est allée nettement au Ridge Montebello 2012. Le Clos du Val 1999 Réserve de Dominique Portet et le Joseph Phelps Insignia 2012 (les deux issu de Napa) le suivaient.

Histoire de voyager ailleurs, nous avons fini avec un très élégant Tokaji Kiralydvar 2002, cuvée Ilona.

DC & Danièle G

David Cobbold

(ici avec Danièle Girault qui distribue une belle gamme de vins à Paris)

13 réflexions sur “Judgement of Paris revisited, 40 ans plus tard

  1. mauss

    Pour en avoir discuté plusieurs fois avec Spurrier, le biais majeur de cette dégustation historique a été le fait que les vins n’aient pas été choisis, pour chacun, dans un millésime où ils étaient à un optimum, à leur évolution majeure. Refaire une telle dégustation comparative à l’aveugle doit prendre en compte ce fait : un Colgin 2005 n’est pas, dans son évolution, au même niveau qu’un Lafite 2005.
    Donc, grosso modo il eut fallu, il faudrait demander à la propriété de mettre un vin dont elle affirme le plein épanouissement.

    Maintenant, probablement que de nos jours, une telle dégustation n’aurait pas le même impact tant les amateurs acceptent de plus en plus les variétés de goût, de style, de puissance, de finesse, et qu’en place de compétition hiérarchique, on peut préférer des préférences de style. Ainsi, cette année à Villa d’Este, nous allons proposer à l’aveugle une dizaine de syrah provenant du monde entier afin de mettre en valeur des styles de ce cépage selon le lieu de culture sans pour autant vouloir établir une hiérarchie.

    Enfin, autre évolution depuis 76, et un chouilla tristounette, la valeur d’un cru devient de plus en plus fonction de politiques de communication, d’étiquette classée et autres tapis rouges. Il reste donc nécessaire de continuer à organiser des dégustations à l’aveugle mais dans le but, comme au GJE, de permettre à des « nouveaux » ou sans grade, d’être comparés honnêtement aux références de leur région ou AOC.

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  2. En vrac, 1976, c’est aussi l’année de la sécheresse. Et puis l’année de Black & Blue, pour les Stones; de Desire, pour Dylan; de Trick of the Tail, pour Genesis, de A Day at The Races, pour Queen. D’Amigos, pour Santana. De Station to Station, de Bowie. D’Ommadawn, pour Mike Oldfield. De Ricochet, pour Tangerine Dream. Du premier album d’Alain Souchon, avec J’suis bidon. De Vancouver, de Véronique Sanson. De trompe la Mort, de Brassens. Comme pour les vins, tout ça a plus ou moins bien vieilli.
    Ca paraît si loin et si proche à la fois…

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    1. Si je peux me permettre, Hervé, « l’année de la canicule », ce fut 2003. En 1976, on a parlé de « l’année de la sécheresse » et un impôt a même porté ce nom en France. Cet été-là, tu as raison aussi, il a fait non seulement très sec, mais aussi très chaud. A Coxyde (littoral belge), l’eau de la mer du Nord est restée longtemps autour de 25 °C et même au-delà. Il y avait un nombre incalculable de méduses. Je m’en souviens très bien, j’étais amoureux d’une ravissante Autrichienne en villégiature chez nous. Par contre, l’Année des Méduses, ce fut 1984. Jolie, la Kaprisky, sapristi.

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  3. Tu as raison Gilles, merci. Je vais corriger cela.
    Les millésimes impliqués étaient des 1972 et 1973, guère fabuleux à Bordeaux ni en Bourgogne, je crois. Cela aussi constitue un variable. Mais c’étaient les millésimes en vente en 1976.

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  4. Je ne me permettrai pas (figure de réthorique) de donner un avis sur l’importance de ces événements pour les vins que monsieur tout le monde boit. Je veux simplement apporter ma petite pierre à ton grand édifice: je suis allé deux ou trois fois en tant que client, à la cité Berryer – oh, pour quelques flacons seulement – en 1986. Et tout était bien comme tu le décris, exactement comme tu le décris. Donc, pour appliquer la logique des experts en vin qui fleurissent sur le net en ce printemps tardif, si même le détail de ton récit est exact, c’est que le reste doit être vrai aussi! Comme vous tous (?), je pense que seule la dégustation « en situation » permet d’appréhender les valeurs relatives des vins. Je l’ai beaucoup pratiquée quand j’étais petit. MAIS: la position d’un vin par rapport aux autres (dans la série) influence très fort la « hiérarchie ». Et on ne peut rien y faire. Le tirage au sort de l’ordre est la meilleure solution, mais il a des désavantages aussi. Enfin, le résultat présenté comme « le meilleur de ceci » et « le champion de cela » est une sottise. Le classement ne représente qu’un instantané des bouteiiles dégustées (en fonction notamment de leur BOUCHON!). Peut-être la petite soeur dans la caisse aurait-elle été très différente?

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  5. Tes remarques sur les valeurs relatives et leurs causes dans une dégustation à l’aveugle sont très justes Luc.
    J’ai peut-être eu l’honneur de te servir aux Caves de la Madeleine en 1986 car j’y au travaillé entre 1984 et 1986.

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    1. Tout l’honneur eût été pour moi. Mais déjà alors, je ne me faisais pas « servir ». Je disais « conseiller ». Et j’en ai eu un autre, d’honneur: l’épouse du chef de chez Taillevent, M. Deligne, a passé quelques jours dans l’unité dont j’avais la charge au 11ème étage de la tour de l’hôpital Bichat et nous avons sympathisé. Elle était une excellente chasseresse paraît-il. Il s’est excusé de ne pouvoir m’offrir une table, n’étant qu’un employé, mais m’a fait une très sympathique dédicace sur un menu de l’époque, qui est encore affiché dans ma salle à manger à l’heure actuelle.

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  6. mauss

    « MAIS: la position d’un vin par rapport aux autres (dans la série) influence très fort la « hiérarchie ». »

    C’est bien pour cette raison que souligne d’ailleurs Burtschy dans la vidéo du GJE que dans toutes nos sessions, la moitié des dégustateurs le faisait dans le sens des aiguilles d’une montre, l’autre moitié l’inverse.

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    1. Le plus sur est « tout simplement » (les guillemets ne sont pas que décoratifs) de faire un service en carré latin.
      Cela demande « un peu » de préparation mais c’est la procédure la plus intéressante : l’ordre de dégustation est alors différent pour CHAQUE dégustateur.

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  7. Vu la proximité de M. Burtschy avec la Suisse, il est normal que les … montres interviennent. C’est une bonne idée doublée d’une intelligente publicité. Faut pas charcher, aucune vacherie (Suisse) ne se cache dans ce commentaire anodin.

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